L’Héroïne du Colorado

CHAPITRE III – Où Spike ne joue plus lacomédie

Dixler se trouvait à Oceanside, quand ilapprit que Helen Holmes avait, encore une fois, fait échouer sesprojets. Il entra dans une violente colère, à la nouvelle del’argent reconquis et de la révolte calmée.

Allait-il donc être tenu en échec par unegamine ? La fortune, qui jusqu’à présent lui avait souri,allait-elle commencer à se montrer boudeuse.

L’Allemand alluma une cigarette et réfléchitprofondément.

L’entreprise qu’il avait été chargé de mener àbien aux États-Unis, était cependant bien montée et devait réussir.Il s’agissait pour cette nouvelle ligne d’Omaha à San Francisco etqui devait donner d’admirables bénéfices, de ruiner d’abord laCentral Trust, puis ensuite de ruiner la Colorado, quand elleaurait triomphé de la Central. C’est à ce moment que paraîtrait lapuissante compagnie allemande qu’il représentait et qui, après ladébâcle des deux premières, rachèterait l’affaire pour un morceaude pain.

Et ce plan si simple, si honnête, sigrandiose, où l’intelligence allemande se manifestait dans toute sabeauté, se trouvait entravé par une misérable fille sansressources, sans appui et soutenue seulement par son indomptableénergie ! Allons donc ! Quelle pitié ! Elle étaitdangereuse, pourtant, cette Helen Holmes, dont il avait eu lasottise de s’amouracher. Mais depuis le terrible coup de bouteilledont il portait encore la marque au front, le caprice s’étaitchangé en haine, et il n’attendait qu’une occasion de sevenger.

Le dangereux coquin en était là de sesréflexions, quand on poussa la porte et la face noire et huileusede Platon parut.

– Qu’est-ce ?

– Une lettre pour Missie.

– Donne.

Dixler prit la missive que lui tendait lenègre et, après l’avoir lue, une lueur de joie brilla dans sesyeux.

– Cette fois-ci, murmura-t-il, je croisque je la tiens. Il mit la lettre dans sa poche, et comme le nègreallait sortir, il lui commanda :

– Attends.

S’installant alors à sa table, il écrivit letélégramme suivant :

Spike, surveillant à Last Chance,

Arrive aussitôt que possible.

DIXLER.

Il plia le papier et le tendit à Platon.

– Cours vite mettre ça au télégraphe. Lenègre prit le papier, salua et sortit. Dixler alla se rasseoir dansun fauteuil.

– L’affaire peut être bâclée dimanche,murmura-t-il, avec un méchant sourire.

Et il alluma une autre cigarette.

*

**

Il était midi moins le quart, et Helen sedisposait à quitter le bureau pour aller déjeuner chez Sam, suivantson habitude, quand elle reçut le télégramme suivant :

Helen Holmes.

Des contrats pour M. Hamiltonarriveront par le train 19. Apportez-les dimanche. Storm vousattendra à l’arrivée du train.

MAC CARTHY.

Helen venait de plier la dépêche et de lamettre dans son corsage, quand la hideuse tête de Spike apparutdans l’ouverture du guichet.

– Psst ! psst ! miss Holmes,fit-il avec une épouvantable grimace qui voulait être unsourire.

– Qu’est-ce que vous voulez ?…

– Il n’y aurait pas moyen d’avoir unepetite avance ?

– Impossible, Clay, répondit en se levantla jeune fille. Le personnel abuse des avances. La direction les asupprimées.

Spike se gratta la tête.

– Il est impossible que vous n’ayez plusd’argent, Clay, poursuivit l’orpheline, vous avez touché votre payehier.

– C’est diablement vrai, miss Holmes,mais il s’est passé tant d’événements depuis hier.

– Vous avez bu ?

– Oh ! non, miss Holmes !

– Vous avez joué, alors ?

Spike eut un grand rire silencieux qui déformatellement son étrange physionomie qu’il aurait fait peur à unlion.

– Il y a bien une petite chose comme ça,consentit-il. Enfin, alors, il n’y a pas moyen. Bon, bon, n’enparlons plus… on s’arrangera autrement.

Il s’en allait.

– Dites-moi, monsieur Clay ? demandaHelen, avec une pointe d’hésitation.

Spike revint sur ses pas.

– Vous me donnez la petite avance !fit-il vivement.

– Non, ce n’est pas cela.

– Ah ! tant pis.

– Je voulais vous demander… Vous nesouffrez plus de ce coup que je vous ai donné à la tête…

– Oh ! plus du tout, miss Holmes,ricana l’ancien forçat, vous êtes bien bonne de vous informer de masanté.

– Vous ne m’en voulez pas trop ?

– Mais pas du tout, miss Holmes, on sebattait n’est-ce pas, vous vous défendiez, c’est tout simple. Mêmeje vous avouerai que j’ai pour vous beaucoup d’estime et desympathie.

– Vraiment ! fit Helen ensouriant.

– Oui, oui, mais je vous aimerais encorebien plus… si…

– Si ?…

– Si vous vouliez faire du théâtre.

La jeune fille éclata de rire et Spike s’enalla.

Après son déjeuner, en tête à tête avec lapetite mistress Palmer, car Sam et George étaient en route, Helenrevint au bureau, prévint son chef qu’elle était obligée des’absenter. Elle s’habilla dans sa chambre et se rendit à la petitegare pour prendre son train.

Elle réaperçut Spike qui se glissait en sedissimulant le long de la voie et qui s’accrochait à l’arrière d’unwagon, avec l’intention évidente d’accomplir gratis le voyage deLast Chance à Oceanside.

Mais d’autres yeux étaient plus vigilants. Uncontrôleur et un employé avaient surpris la manœuvre de l’anciencomédien qui fut vivement appréhendé et ramené sur la voie, le longdu train.

– Votre billet ?

– J’étais un peu pressé, répondit Spiked’un ton détaché, et je n’avais pas eu le temps d’accomplir cettepetite formalité.

– Payez, alors.

– Je n’ai pas le sou.

Et d’un coup d’épaules, Spike bouscula lecontrôleur pour se dégager, mais d’autres employés étant survenus,notre gaillard fut bientôt maîtrisé.

– Alors, mon garçon, grommela lecontrôleur, furieux d’avoir été bousculé, vous allez faire un petitvoyage gratis, c’est vrai, mais ce sera pour entrer directement àla prison d’Oceanside.

Ce mot de prison sonnait lugubrement auxoreilles de Spike.

La prison !…

S’il était bouclé une fois de plus, onreconnaîtrait en la personne du surveillant John Clay, le sinistregredin, avantageusement connu par toutes les polices de l’Union etqui portait le nom d’Ebenezer Spike deux fois évadé. Cette foisalors, il n’y coupait pas de dix ans de travail dur.

Il valait mieux n’importe quoi qu’une aussidésastreuse solution.

Aussi, bien qu’il n’eût guère de chance deréussir, Spike résolut-il de faire l’impossible pour échapper àceux qui le tenaient. Il feignit, un instant, de se résigner, puisréunissant toutes ses forces, il culbuta deux des employés et pritle large.

Mais, par malheur, le chef de gare, une sorted’hercule qui survenait, lui barra le passage et l’abattit d’uncoup de poing.

Spike comprit que le destin était contrelui.

Il était fataliste.

Il se résigna.

À ce moment, Helen, attirée par le bruit de labagarre, s’approcha du groupe et reconnut le surveillant de LastChance.

– Que se passe-t-il ?demanda-t-elle.

– C’est une espèce de lascar qui voulaitvoyager sans payer, répondit le contrôleur.

Les regards de Helen et de Spike secroisèrent. La jeune fille lut une telle détresse dans les yeux dumisérable qu’elle eut pitié.

– Où allait-il ? questionna encorel’orpheline.

– À Oceanside, sans doute.

– Quel est le prix du billet ?

– Quinze shillings six pences.

– Les voici.

Helen ouvrit son sac et remit à l’employé lasomme indiquée.

– Comment miss Holmes, s’écria le chef degare, vous payez pour ce malandrin ?

– Vous allez me comprendre, monsieurPashlow. Je suis un peu responsable de ce qui vient de se passer.Ce pauvre diable est venu ce matin me demander une avance ;comme j’ai cru qu’il voulait de l’argent pour aller boire, je lalui ai refusée.

Spike, en entendant les paroles de Helen, fitla plus extraordinaire grimace de sa vie et, pour la première foisdepuis qu’il était un homme, une larme tomba de ses yeux.

– Du moment que vous payez pour lui, jen’ai plus rien à dire, grommela le chef de gare. Mais entre nous,c’est une drôle d’idée. Allons, vous autres, continua-t-il ens’adressant aux employés, lâchez-le maintenant et qu’on lui donneson billet.

Le chef de gare s’en alla en marmottantquelques mots peu amènes sur l’incohérence et l’esprit desfemmes ; les employés reprirent leur besogne.

Spike et Helen restèrent seuls en face l’un del’autre.

Il y eut d’abord un silence, mais comme lajeune fille allait rejoindre son wagon, l’ancien forçat la retintdoucement :

– Vous m’avez rendu un grand, un trèsgrand service, miss Holmes, commença-t-il d’une voix étranglée.

– Mon Dieu, monsieur Clay, je n’ai rienfait d’extraordinaire.

– Si, miss, vous avez fait une très bellechose, croyez-moi. Mais vous pouvez être assurée que vous n’avezpas obligé un ingrat. Je ne suis qu’une vieille crapule, mais quandpar hasard quelqu’un me fait du bien, je ne l’oublie jamais. Non,je n’oublierai pas.

– Ne parlons plus de ça.

– Soit, maintenant, il me reste unedernière prière à vous adresser.

– Parlez !…

– Voulez-vous me donner la main.

– Mais de grand cœur, monsieur Clay.

Et Helen tendit sa fine main gantée augredin.

– Je ne m’appelle pas Clay, reprit Spikeavec violence, et je vous préviens que je suis un affreux drôle.Voulez-vous encore me donner la main.

– La voici, répondit la jeune fille avecson bon sourire. Elle serra fortement la main brutale de Spike, enajoutant :

– Je vous souhaite de redevenir honnêtehomme.

– Bien le bonjour, conclut l’ancienforçat, en enfonçant sur sa tête sa casquette à carreaux.

Et il s’éloigna avec un éclat de rire siétrange, que Helen murmura pensive :

– On dirait un sanglot.

Spike, après ce bizarre incident, arriva, sansencombres, à Oceanside et se rendit aussitôt chez Dixler.

– À la bonne heure, tu es exact, ditl’Allemand en le voyant entrer.

– Vous avez de la chance de me voiraujourd’hui, répondit Spike, d’un ton bourru.

– Pourquoi cela ?

– Parce que sans une bonne âme, qui apayé ma place, je n’aurais pu payer mon billet.

– Tu n’avais donc plus d’argent.

– Plus un farthing !…

– Peste, mon cher, tu mènes la vie àgrandes guides. Rien que de moi, tu as touché plus de quatre centsdollars depuis quinze jours.

– Si je les ai touchés, comme je ne lesai plus, c’est que je les ai dépensés.

– Parfaitement raisonné. En tout cas,puisque tu as trouvé un imbécile pour te faire des largesses, toutest pour le mieux.

– Ne dites pas cela ! ne dites pascela ! s’écria Spike, en grinçant des dents.

Dixler regarda son homme de confiance avecétonnement, puis, après avoir haussé les épaules, ilpoursuivit :

– Assez de paroles inutiles, allons chezStorr. On nous attend.

– Mais Storr est au bloc.

– Il est libre, il est avec la policeaméricaine des accommodements. Je l’ai fait relâcher hier, ainsique Bill.

Spike ne demanda pas de plus amplesexplications et suivit Dixler. L’auto de l’ingénieur, qui attendaitdevant la porte eut vite fait d’amener les deux hommes chez levieux receleur.

Storr n’était pas seul.

Les honorables gentlemen Dock et Bill luitenaient compagnie.

L’infortuné Lugg manquait seul, et pour cause,à cette charmante réunion.

Aussitôt entré. Dixler prit la parole.

– Voici la chose, dit-il. La Compagnie duColorado envoie aujourd’hui à Hamilton les contrats signés, quivont permettre à la Central Trust de continuer son exploitation.Ces contrats, il me les faut ! Quelqu’un viendra les chercherau train 19, à la gare du Signal.

– Ce n’est pas la mer à boire, dit Bill,en se dandinant.

– Il ne faut pas rater votre coup. Vousallez avoir affaire à forte partie.

– Qui donc est chargé de porter lespapiers à Last Chance ?

– Helen Holmes.

– Oh ! oh ! le plaisir seradouble, ricana Bill. J’ai une revanche à prendre et ce pauvre Luggà venger.

– Voici comment vous allez opérer :vous vous introduirez dans le train, qui emmènera la jeune fille,vous tâcherez…

– Pardon, monsieur, interrompitbrusquement Spike, mais j’ai quelque chose à vous dire.

– Et quoi donc, maître Spike ?

– C’est que je ne marche pas.

– Tu plaisantes ?

– Je n’ai jamais parlé plussérieusement.

La face du bel Allemand prit une expressionféroce.

– En ce cas, Spike, gronda-t-il, tu ensais trop long sur mes affaires pour sortir d’ici vivant.

Et il s’avançait, les mains tendues, versl’ancien forçat.

Mais Spike était sur ses gardes.

D’un swing bien appliqué, il fit chancelerDixler, puis comme les autres revenaient à la rescousse, il leurlança adroitement une chaise et une table entre les jambes, ouvritla porte vivement et put se sauver sans être inquiété.

En bas de l’escalier, le vieux comédiens’arrêta et réfléchit.

– Qu’est-ce que je vais faire ?monologua-t-il, pas un sou dans ma poche et quatre lieues à faire…et puis comment prévenir miss Helen de ce qu’on trame contreelle ?… J’ai été un idiot, j’aurais dû laisser Dixler racontertout ce qu’il avait à dire… Tu baisses mon garçon, positivement tubaisses… Est-ce que cet accident t’arrive parce que tu as décidé devivre en honnête homme désormais ?… Cela serait fâcheux pourla morale… Bah ! je trouverai bien un tampon de wagon oùm’accrocher. L’essentiel est d’arriver avant eux à la gare duSignal.

Spike se gratta la tête, haussa l’épaule et semit en marche à grandes enjambées.

Dixler, aussitôt Spike disparu, avait cherchéà reprendre son calme, mais il ne pouvait cacher l’émotion quil’agitait.

Il dit pourtant d’une voix qu’il s’efforçaitde rendre calme :

– Ne nous occupons plus de cette brute.Nous travaillerons sans lui. Écoutez maintenant soigneusement mesinstructions.

L’Allemand parla longtemps aux trois bandits,puis il les quitta, en répétant :

– Je vous attends à la halte de MountVernon, près de l’usine à gaz.

– Entendu, patron, dit Bill.

– Et tâchez d’être adroits, fit Dixler aumoment où il franchissait la porte ; je vous rappelle mespromesses : mille dollars tous les papiers, cinq mille dollarssi vous me livrez les papiers et la jeune fille.

– Je parie pour cinq mille dollars, ditjoyeusement Storr…

– Allons ! bonsoir, à dimanche.

Et Dixler s’en alla, cette fois,définitivement.

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