L’Héroïne du Colorado

CHAPITRE II – La maison de MickCassidy

Ainsi que miss Helen l’avait expliqué à Spike,la lutte entre les deux compagnies rivales persistait plus âpre quejamais.

La Central Trust avait jusqu’alors lasupériorité et avait pu construire une longueur de voies biensupérieure à celle qu’avait établie la Colorado Coast. De plus, lestravaux du fameux tunnel des montagnes du Diable étaient poussésavec ardeur.

Dixler ne s’était pas découragé pour cela.Secrètement soutenu par la finance allemande et par l’ambassade, ilavait persévéré dans son entreprise, et il continuait en ce momentmême une voie presque parallèle à celle qu’édifiaitM. Hamilton.

C’était là une concurrence qui, dans l’avenir,pouvait devenir redoutable pour la Central Trust, et l’Allemagne,avec le concours de ses compatriotes, espérait bien, à force deténacité et de ruse, arriver sinon à devenir le seul maître dutrafic, du moins à en accaparer la meilleure moitié.

C’était entre Dixler et M. Hamilton,puissamment secondé par miss Helen et George, une bataille de tousles instants ; les terrains étaient disputés à coups dedollars, les ouvriers débauchés par la promesse de salairessupérieurs.

Nous ne parlons pas de grèves et des accidentsde toute nature que suscitaient les Allemands dans les chantiers deHamilton, qui d’ailleurs répondait à ces attaques déloyales avecune énergie tout américaine.

La lutte prenait d’autant plus un caractèreaigu, que les chantiers se trouvaient à proximité l’un de l’autre,et il n’était pas de journée que les travailleurs des deux campsn’échangeassent des injures et même des horions.

Au moment où Spike avait été contraint derentrer au service de Dixler, la situation se présentait pour lesdeux compagnies d’assez singulière façon.

Forcés par la configuration du sol de fairesuivre à leurs voies une bande de terrain assez étroite quebordaient à droite et à gauche des ravins et des marécages, Dixleraussi bien que Hamilton s’étaient tout à coup trouvés en présenced’une difficulté qui paraissait insoluble.

La bande de terrain praticable où passaientles deux voies se trouvait barrée en son milieu par une petitemaison de bois entourée d’un terrain protégé par une palissade.

Sans perdre beaucoup de temps et dépenserbeaucoup d’argent, il fallait que les rails fussent posés surl’emplacement même de la maisonnette, et son propriétaire, un vieilIrlandais, nommé Mick Cassidy, faisait la sourde oreille.

Il est facile de se rendre compte que celuides deux ingénieurs qui se rendrait le premier acquéreur de lapetite propriété, aurait sur son adversaire une avance considérableet l’obligerait à suspendre ses travaux ou du moins à lesinterrompre pendant quelque temps.

Chaque jour l’ingénieur Hamilton, qu’assistaitle mécanicien George Storm, examinait le plan de la voie quiallongeait ses rails dans la direction de la maison de bois, et ilsen revenaient toujours à la même conclusion : il fallait àtout prix acquérir la maison et le terrain de Mick Cassidy.

Or Mick, comme on dit quelquefois, ne voulaitrien savoir.

Mick Cassidy était un curieux original.

Possesseur d’une petite rente de deux centsdollars que lui versait une compagnie d’assurances à la suite d’unaccident de chemin de fer dont il avait été victime, le vieilIrlandais vivait en philosophe cynique, dans la maison de planchesqu’il s’était construite lui-même.

On le voyait presque toute la journée installésur le pas de sa porte, fumant sa pipe ou caressant sa barbichegrise d’un air malicieux.

Il paraissait prendre un grand plaisir à voirles travailleurs des deux équipes, suer sang et eau, en portant lespesantes traverses de chêne ou les rails d’acier.

– Ha ! ha ! ricanait-il, tousces bougres-là prennent bien du mal pour donner de la valeur à mapauvre maisonnette et à mon terrain dont personne, il y a deuxmois, n’eût donné cinquante dollars. Ils travaillent pour moi, etils ne s’en doutent pas ! Ça c’est une excellenteplaisanterie, ce qu’on peut appeler une bonne blague.

Et le père Mick rentrait dans sa maison afinde siroter une goutte de whisky, ou rallumer sa pipe pourreparaître cinq minutes après, plus goguenard que jamais sur leseuil de sa porte.

– Cette situation ne peut pas durer, ditun matin l’ingénieur Hamilton à son dévoué collaborateur GeorgeStorm. Venez avec moi, nous allons faire une dernière tentativeprès de ce vieux maniaque.

– Comme il vous plaira, approuva lemécanicien, mais j’ai idée que le père Mick, qui est plus malinqu’il n’en a l’air, ne nous tient ainsi la dragée haute que pourfaire payer plus cher sa baraque.

– Vous avez peut-être raison. Enfin nousallons voir.

Tous deux franchirent la faible distance quiséparait le chantier de Blackwood de la maison du père Mick.Celui-ci, contre son ordinaire, reçut aimablement sesvisiteurs.

– Comment va la santé, monsieurl’ingénieur, dit-il en enlevant la pipe de sa bouche pardéférence.

– Mais très bien, père Mick. Alors vousêtes toujours aussi têtu.

– Cela dépend, fit le vieillard avec unsourire plein de malice, mais donnez-vous donc la peined’entrer.

– Voulez-vous un cigare ?

– Ça n’est pas de refus.

L’Irlandais prit le somptueux havane que luitendait M. Hamilton, mais au lieu de l’allumer, ce qui l’eûtforcé de quitter sa pipe, il le serra précieusement dans la pocheintérieure de son veston.

Le logement de Mick Cassidy était modestementmeublé d’une petite table, de deux chaises, d’un fourneau decuisine et de quelques ustensiles ébréchés.

M. Hamilton embrassa d’un coup d’œil ceminable décor.

– Il ne tiendrait qu’à vous, père Mick,dit-il, de toucher aujourd’hui même cinq cents dollars.

– Cinq cents dollars, c’est une joliesomme, approuva railleusement le vieillard.

– Et votre maison ne les vaut pas.

– C’est selon.

– Pour trois cents dollars, vous pourriezen avoir une pareille en y comprenant le terrain.

– Ce ne serait pas la même.

Mick ne se pressait pas de faire connaître lefond de sa pensée ; il jouait avec ses interlocuteurs comme lechat joue avec la souris.

– Allons, père Mick, s’écria l’ingénieurimpatienté, finissons-en ! je vous offre mille dollars, avouezque c’est royalement payer une pareille baraque située en pleindésert.

– La baraque, comme vous dites, vautmieux. D’abord, elle n’est plus un désert, puisque le chemin de fery conduira.

– Dites votre prix.

– Je veux dix mille dollars, déclara Mickavec un sang-froid imperturbable. Dix mille dollars et la maisonest à vous, autrement j’y reste ou je la vends à votre concurrent,M. Dixler, qui sera peut-être enchanté de conclurel’affaire.

– Vous avez un fier toupet, s’écriaGeorge Storm.

– On m’a toujours dit, répliqua le pèreMick avec le même sang-froid, que c’était une qualité indispensablepour réussir dans les affaires.

– Vous abusez de la situation, repritl’ingénieur, vous n’êtes pas raisonnable. Je ne peux pas conclureun pareil marché. J’irai jusqu’à deux mille dollars.

– C’est à prendre ou à laisser. Je suissûr que M. Dixler sera plus coulant.

M. Hamilton et George échangèrent un coupd’œil rapide.

– Dix mille dollars, murmura George,c’est vingt fois ce que valent la maison et le terrain, mais cen’est pas trop payer une victoire sur Dixler qui va se voirimmobiliser dans ses travaux.

– Eh bien, soit ! dit l’ingénieur àhaute voix, nous cédons à la nécessité. Vous aurez vos dix milledollars.

– Parbleu ! grommela le rusévieillard, je m’en doutais bien.

Et sa pipe, enseigne de satisfaction, exhalaun vaste nuage de fumée.

– Alors, c’est entendu, repritM. Hamilton.

– Parfaitement.

– Dans ce cas, je vais rédiger l’acte devente immédiatement, j’ai apporté le papier nécessaire.

Sans perdre une minute, car avec un originalde la force du père Mick, on pouvait s’attendre à toutes sortes desurprises, l’ingénieur dressa un acte de vente du terrain et de lamaisonnette et le fit signer par Mick.

– Et l’argent ! s’écria celui-ci, seravisant brusquement et regardant ses deux interlocuteurs, d’un airplein de méfiance.

– Je vais vous donner immédiatement unchèque sur la banque de Los Angeles.

– Un chèque ?… Oui, je sais,j’aurais préféré des dollars, enfin, ça ne fait rien.

L’ingénieur Hamilton prit son carnet, libellaen bonne et due forme, un chèque de dix mille dollars à l’ordre deMick Cassidy, le détacha et le remit au bénéficiaire qui s’inclinajusqu’à terre.

– Eh bien ! père Mick, lui dit-il,êtes-vous content, vous avez fait une bonne affaire ?

– Oui, ça va.

– Voulez-vous un cigare ?

– Volontiers.

Et Mick prit un second cigare qui allarejoindre le premier, dans la poche du veston. Puis, il serra unedernière fois la main à ses acquéreurs, qu’il reconduisitcérémonieusement, et rentra chez lui pour y savourer en paix lasatisfaction d’avoir mené à bien un marché aussi avantageux.

– Il fallait bien qu’ils cédassent,songea-t-il en se frottant les mains. La voie ne peut passer quepar mon terrain. Tant mieux pour celui qui a conclu l’affaire lepremier. Mais je n’ai peut-être pas demandé assez cher. Il auraitdonné quinze mille dollars, comme il en a donné dix mille.Décidément, j’ai manqué d’estomac.

Cette pensée gâta quelque peu la joie del’honnête Mick Cassidy, mais comme c’était un philosophe, il finitpar se dire qu’il n’y avait pas à revenir sur le passé et qu’ensomme, l’affaire demeurait excellente.

C’est d’ailleurs également l’opinion deM. Hamilton et de George Storm qui étaient partis emportantl’acte de vente, bien en règle, du terrain et de la maison.

Presque au moment même où tous deux serendaient chez Mick, Dixler, lui aussi, après avoir examiné le plandes travaux avec ses piqueurs, en arrivait exactement à la mêmeconclusion que ses adversaires.

– Décidément, pensait-il après une courtediscussion, le seul passage possible est sur l’emplacementqu’occupe la maison de ce vieux fou. Il faut avoir raison de cetoriginal, qui ne se fait tant prier que pour vendre plus cher samarchandise. Allons, n’attendons pas que Hamilton m’aitdevancé.

Malheureusement pour l’Allemand, il s’yprenait un quart d’heure trop tard. Quand il arriva devant lamaison de l’Irlandais, Hamilton et George venaient d’en sortir. Ilsne purent s’empêcher d’adresser en passant, à leur ennemi, un salutironique !

– Bonjour, monsieur Dixler, dit GeorgeStorm. Vous allez rendre visite à notre voisin, Mick, mais je vousavertis charitablement que si c’est pour lui acheter sa maison etson terrain, vous venez trop tard.

– Ce qui signifie ?

– Que j’ai en poche l’acte de vente,railla l’ingénieur Hamilton. Cette fois, vous vous êtes laissédevancer.

La physionomie de l’Allemand devint pourpre decolère.

– J’aurais dû m’y attendre, gronda-t-il,en serrant les dents. Puis il ajouta, en fermant les poings d’unair de défi :

– Ne vous hâtez pas trop de triompher.Vous avez bénéficié de ma négligence. C’est fort bien. Vous tenezl’acte de cession, mais vous ne tenez pas encore le terrain. Ilpourra survenir bien des événements avant que les rails de laCentral Trust ne s’allongent à la place de la maison de Mick. Vousdevriez pourtant savoir que je ne suis pas un homme dont on semoque impunément.

Hamilton et George ne firent que rire desmenaces de l’Allemand.

– Je comprends que vous soyez mécontent,lui cria le mécanicien, mais à qui la faute ? Il fallait êtreun peu plus vigilant. Ce que nous avons fait est de bonne guerre,tant pis pour vous.

Dixler montra le poing à ses adversaires.

– Je vous jure, leur dit-il, que vousaurez de mes nouvelles avant la fin de la journée.

Mais ils ne l’écoutèrent pas et se dirigèrentvers le wagon qui leur servait de bureau, pour donner les ordresnécessaires à la démolition de la bicoque.

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