L’Héroïne du Colorado

CHAPITRE VI – En attendant leconstable

John Topping, le constable du district duSignal, n’avait rien de commun avec les magistrats de nos cités duVieux Monde, dont l’existence s’écoule en grande partie dans unbureau confortablement aménagé et pourvu de fauteuilsdouillettement rembourrés.

Escorté d’une douzaine de solides gaillardsvêtus à la mode mexicaine et coiffés d’immenses feutres pointus, àlarges bords, l’honorable John Topping passait le plus clair de sontemps à cheval.

Dans ces régions sans cesse désolées par lesrixes sanglantes et les attaques à main armée sur la grande route,il ne se passait pas de jour qu’il ne fût appelé à intervenir dansquelque bagarre.

Disons-le d’ailleurs, il jouissait d’uneautorité sans conteste.

Il était bien rare que sa seule présence nemit pas fin aux batailles à coups de couteau, ou de revolver, etn’amenât l’arrestation des coupables.

C’est que le magistrat était doué d’une rareénergie ; il n’y allait pas, comme on dit, par quatrechemins.

En Europe, surtout en France, on use de toutessortes de politesses et de prévenances envers les malfaiteurs. Onne les arrête qu’après avoir minutieusement vérifié leurculpabilité et, quand on les interroge, ils sont accompagnés d’unavocat qui les met en garde contre les questions captieuses du juged’instruction.

En Amérique, rien de pareil.

Un officier de police quelconque, même unsimple policeman, se trouve-t-il en présence d’un malfaiteur oud’un individu regardé comme tel, il braque son revolver sur lui enlui ordonnant de lever les bras.

Si l’homme met le moindre retard, la moindrehésitation à faire « camarade », l’agent tire. Si l’hommeest tué, c’est tant pis pour lui. Il n’avait qu’à obéir à la loi.Non seulement l’agent n’encourt aucun blâme, mais il estfélicité.

C’était cette méthode radicale que mettait enpratique l’honorable mister Topping, et il en avait jusqu’alorsobtenu des résultats excellents.

Les plus redoutables bandits se rendaient à samerci, sachant que M. Topping, pour trois secondes de retard,n’hésiterait pas à leur loger une demi-douzaine de balles dans latête.

Le digne magistrat achevait précisément unquartier de saumon grillé relevé d’une excellente sauce au piment,qu’accompagnait une bouteille de ce capiteux vin de Californie, quin’est pas sans analogie avec le vin d’Espagne, lorsque le téléphoneinstallé en permanence sur la table de la salle à manger, luiapprit que les chantiers de la gare du Signal étaient en ce momentle théâtre d’une véritable bataille rangée.

– C’est insensé, grommela-t-il, en seversant une rasade de consolation, quel métier ! Voilà huitjours que je n’ai pu terminer paisiblement mon repas ! CeDixler finit par devenir insupportable. Il faudra que j’endébarrasse le pays.

Le constable, tout en récriminant, avaitbouclé la ceinture qui supportait deux énormes brownings à douzecoups, et il s’était assuré que les bandes de cartouches dont ilétait toujours amplement muni se trouvaient bien à leur place.

Il ouvrit la fenêtre qui s’ouvrait sur la courintérieure du poste, et sur un coup de sifflet de lui, lespolicemen en train de panser leurs chevaux, sous les hangars,furent en selle en un clin d’œil.

Tous étaient habitués à ces alertes subites,et par habitude, ils en étaient venus à aimer le péril et labataille.

– Qu’y a-t-il, monsieur Topping, demandaun des policemen.

– Peuh ! fit le constable, en hommequi en avait vu bien d’autres, une bagarre dans les chantiers de lagare du Signal. Rien de grave, je pense, mais il s’agit d’arriveravant qu’il y ait eu trop de têtes cassées. En filant en droiteligne à travers le Hano, nous pouvons être arrivés avant unedemi-heure.

Une seconde après, les cavaliers – ilsn’étaient que quinze en comptant le constable – se lançaient dansla plaine dans une galopade effrénée.

Leurs montures, des chevaux de race, choisisentre mille, filaient comme des météores.

La petite troupe que commandait le constable,ne fut bientôt plus au bout de l’horizon qu’un nuage gris quidiminuait d’instant en instant et qui finit par disparaîtrecomplètement.

*

**

Pendant ce temps, la bataille continuait plusâpre et plus terrible que jamais entre les hommes de Hamilton etceux que commandait Dixler. Ce dernier, cependant, cerné de touscôtés, avait fini par être séparé des siens, et ceux-ci n’étantplus soutenus par sa présence commençaient à faillir. La victoire,toujours incertaine, semblait pencher du côté de la CentralTrust.

Mais tandis que miss Helen était occupée àescalader le toit, à raccorder les fils et à téléphoner, GeorgeStorm avait eu une idée dont il avait fait part rapidement àl’ingénieur Hamilton et que celui-ci avait approuvée avecenthousiasme.

– Il n’y a qu’un moyen de sauver nostraverses, avait dit le mécanicien : c’est de les emmenerquelques milles plus loin. Quand Dixler et ses acolytess’apercevront que le train a disparu, la bataille s’arrêterad’elle-même. Le vol des traverses était une chose à réussir dupremier coup. Le fait de gagner une heure – ce qui donne le tempsau constable d’arriver – nous assure partie gagnée.

– Je m’en rapporte à vous, murmural’ingénieur très ému.

– Et surtout, ajouta George Storm,pendant que je vais démarrer, occupez suffisamment Dixler pourqu’il ne puisse pas intervenir.

Gagnant l’avant du train chargé de traverses –cause de la bagarre – le mécanicien monta sur la locomotive,desserra les freins et manœuvra la manette du régulateur. La vapeurpénétra en sifflant dans les tiroirs, les bielles se mirent enmouvement, et le train roula très lentement d’abord, puis à unevitesse de plus en plus accélérée.

Au milieu du vacarme de la gare, desvociférations de la lutte ou les swings et les directs tombaientdrus comme grêle sur les crânes et sur les poitrines, personne nes’aperçut tout d’abord que le train de traverses, objet du litige,était en train de filer vers une direction inconnue.

Alors du haut du toit où elle se trouvait,Helen avait tout vu, tout compris.

Elle n’eut qu’une pensée.

George Storm était seul, il allait courir,sans nul doute, un grave péril, elle devait partager sesdangers.

Au moment où le train qui n’avançait encorequ’avec lenteur passait en face du toit qui lui servaitd’observatoire, la jeune fille prit son élan, sauta sur un deswagons et de là se mit en devoir de gagner la locomotive.

Par malheur, hélas, un autre personnage encoreque miss Helen venait de s’apercevoir du départ du train.

C’était Spike.

En sautant en bas du toit, après avoir coupéles fils, il s’était tenu à l’écart de la mêlée, cherchant dans sacervelle matoise quelque ruse médite.

Il était déjà furieux d’avoir vu sous ses yeuxHelen raccorder les fils coupés avec ceux de l’appareil portatif.Sa colère fut au comble, quand il constata, mais trop tard, que letrain quittait la gare du Signal.

Courir après !… Il ne fallait pas ysonger, George Storm avait bourré ses fourneaux, ouvert tout grandle tube d’adduction de la vapeur. La locomotive brûlait le rail àune vitesse insensée, une vitesse qu’on eût cru impossibled’obtenir de cette lourde machine aux quatre roues accouplées,spécialement construites pour donner beaucoup de force enremorquant lentement d’interminables convois de marchandises.

– Cela ne se passera pas comme cela,s’écria-t-il avec un geste de haine. La voie sur laquelle ils sesont engagés décrit une courbe de plusieurs milles, je puis encoreles rejoindre en coupant à travers la plaine.

Spike s’était glissé hors du chantier. Ildétacha un des chevaux de Hamilton, sauta en selle d’un bond etpartit à bride abattue.

Le bandit connaissait admirablement le pays.Il était à peu près sûr de rejoindre le train qui, une fois loin dela gare, ralentirait sûrement son allure à un passage à niveauqu’il connaissait.

Spike, faute d’éperons, lardait son cheval decoups de bowie knife et le pauvre animal, sanglant,affolé, dévorait l’espace avec une rapidité vertigineuse. Le banditeut toutes les peines du monde à l’arrêter, quand enfin, apparurentles lignes luisantes des rails.

Sans plus se préoccuper de sa monture fourbue,Spike colla son oreille contre les rails ; il perçut legrondement sans cesse grandissant du train qui s’approchait.

– Bon ! grommela-t-il, je crois quej’arrive à temps. Il s’était aplati contre le talus.

Quand le train qui – chose prévue par lui –n’allait plus qu’à une faible vitesse passa à proximité, Spiken’eut aucune peine à escalader le marche-pied et à grimper sur latoiture d’un fourgon.

Mais là, il se trouva en face de Helen, quilaissant pour un instant George Storm à sa locomotive, était montéepour inspecter l’horizon.

– Ah ! je te tiens, ricana lebandit, à nous deux ma belle, je vais cette fois-ci me rassasier devengeance, rien ne peut te sauver de la mort.

Il avait saisi la jeune fille à la gorge et ilessayait, tout en l’étranglant, de la précipiter du toit du wagonsur la voie.

Une lutte terrible se déroula.

Miss Helen, douée d’une athlétique vigueur,résistait courageusement, mais cependant peu à peu ses forcesdiminuèrent. Elle prévoyait le moment où elle allait se briser lecrâne sur les cailloux aigus du ballast.

D’un sursaut désespéré, elle réussit àrelâcher l’étreinte des mains qui l’enserraient.

– Au secours ! George, ausecours ! cria-t-elle, Spike m’assassine !

– Te tairas-tu, vipère, hurla le banditen serrant de nouveau et plus vigoureusement le cou de la jeunefille, et il s’acharnait de toutes ses forces pour la projeter dansle vide. Il allait sans nul doute y réussir, Helen à bout d’énergiese vit perdue…

George Storm n’avait-il donc pas entendu sonappel ? Si.

Abandonnant la direction de sa machine, ilvola au secours de la jeune fille, que Spike fut obligé de lâcherpour faire face à ce nouvel assaillant.

Il était temps ! Helen, à demi étranglée,meurtrie de coups, était incapable de se défendre pluslongtemps.

Pendant qu’elle se remettait lentement, Spikeet George s’étaient saisis et une lutte désespérée s’était engagéeentre eux. Oubliant qu’ils se battaient sur le toit d’un wagon enmarche, vingt fois en se débattant ils faillirent être précipitéssur la voie.

George profitant de la surprise qu’avaitcausée son arrivée inattendue, l’avait d’abord emporté, maisl’ancien forçat était d’une colossale vigueur et connaissaitcertains coups traîtreux spéciaux aux malfaiteurs de profession quel’honnête mécanicien ne pouvait qu’ignorer.

Inopinément renversé par un croc-en-jambesournois, George se vit à la discrétion de son adversaire qui luiavait mis un genou sur la poitrine.

– Le train de traverses est le dernierque tu auras conduit ! hurla-t-il. Il n’acheva pas. MissHelen, qui avait eu le temps de reprendre complètement ses sens,venait de lui asséner sur le crâne un formidable coup de bâton.

Spike resta sur place à demi assommé etGeorge, pour s’assurer complètement de sa personne, s’empressa deregagner son poste sur la locomotive ; puis tout à coup, ilpoussa un cri de surprise et de désappointement.

– Qu’y a-t-il ? demanda missHelen.

– Impossible d’aller plus loin,murmura-t-il, nous ne sommes qu’à quelques yards du grandcroisement de lignes sans cesse sillonné par des rapides. Noussommes obligés de rester là.

Il avait fait fonctionner le freinautomatique, le train stoppa et Helen en descendit aussitôt pourinspecter les environs.

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