L’Héroïne du Colorado

DEUXIÈME ÉPISODE – La revanche deHelen

CHAPITRE PREMIER – Un grand artisteméconnu

Quand Ebenezer Spike s’éveilla le lendemainmatin, il fut fort étonné de ne pas reconnaître les murs familiersde sa petite chambre de Denver.

Il fit un mouvement pour se lever, mais cegeste lui arracha un cri de douleur et il retomba sur la couchettefort peu confortable où il était étendu.

Avec la douleur la mémoire lui revint.

Comme sur un écran cinématographique, tout ledrame de la veille se déroulait devant lui.

D’abord, les propositions de Dixler, puisl’expédition avec Lefty, nocturne et furtive à Cedar Grove,l’heureuse ouverture du coffre-fort et la capture des documentssignalés par l’Allemand. Jusque-là tout allait bien et Spike avaitconscience d’avoir accompli de la bonne besogne. Mais à partir dece moment les affaires se gâtaient ; la petite jeune fille quivoulait savoir qui faisait tant de tapage, cette nuit-là dans lecottage, la bataille avec Helen, il ne l’avait bien vue qu’uninstant, dans un rais de lune ; – oh ! comme elle avaitune figure expressive, vraiment belle et dramatique – et puis, lafuite, et puis enfin… la mauvaise chose… le grand malheur, larencontre du vieux gentleman… et le vieux gentleman qui avaittellement peur qu’il tombait en faiblesse… la fuite, la poursuite,les deux trains haletants, l’un derrière l’autre ; la petitedemoiselle qu’il avait si bien ficelée, reparaissant tout à coup etl’obligeant à faire le saut dans la rivière, le plan caché près dela pile du pont…, enfin, et c’est ici que l’aventure se gâtait toutà fait, la dernière poursuite, l’arrestation, la rentrée à CedarGrove et là, le vieux gentleman mort, parfaitement mort – il avaitle cœur trop sensible – et parce que cette brute de Lefty avait unefigure si peu sympathique et des manières de sauvage !

Et maintenant, c’était la justice et après laprison. Brrr…, le bandit eut une terrible vision de potence, decorde et d’un homme au bout de la corde qui gigotait et luiressemblait comme un frère.

Un frisson râpa l’échine du misérable, safigure de vieux singe devint d’une pâleur terreuse. Il ferma lesyeux.

Une voix rude le força bientôt à les rouvrir,quelqu’un l’appelait :

– Eh ! Spike !… Spikeregarda.

Devant lui, derrière les croisillons de lagrille de fer qui séparait sa cellule du couloir, il y avait ungardien, un gros garçon rouge, avec des yeux bleus qui semblaientfabriqués en porcelaine et qui l’examinait avec une évidentesatisfaction.

Reconnaissant un gardien – espèce humaine quedans sa longue carrière pénitentiaire Ebenezer avait appris à bienconnaître et qu’il détestait particulièrement – Spikegrogna :

– Je vous prie, monsieur, de me laissertranquille ! Le gardien éclata de rire.

– Tu ne me reconnais pas.

– J’ai l’habitude de choisir lespersonnes que je fréquente.

– Pas toujours, pas toujours, vieilleboule. Il t’est arrivé, bien des fois, de connaître des gens malgrétoi.

Cette allusion aux nombreux malheurs qu’ilavait eus, exaspéra Spike.

– Je vous répète, monsieur, grinça-t-il,tandis que ses petits yeux étincelaient comme des clous neufs, jevous répète que je vous prie de me laisser tranquille.

La colère de Spike sembla amuser beaucoup legardien.

– Allons, damné garçon, dit-il, nousallons te rafraîchir la mémoire… tiens ! rien qu’en te disantmon nom : Tom Brooks.

Spike qui s’était retourné, le nez contre lamuraille, fit un bond et se retrouva face à face avec soninterlocuteur.

– Hé ! hé ! ricana le gardien,il me semble que tes souvenirs se réveillent.

– Vieille canaille ! hurla Spike, lediable ne t’a donc pas étranglé.

– Il t’étranglera avant moi, vieilleboule, mais avant que tu fasses le saut dans la trappe, je suisvraiment heureux de t’avoir retrouvé pour te faire un peu payer letour que tu m’as joué à Frisco.

Une voix rude s’éleva dans le lointaincouloir :

– Brooks !

Le gardien devint tout rouge et rectifiaimmédiatement la position, en répondant :

– Monsieur !

– Vous savez que je vous ai défendu déjàplusieurs fois, de causer avec les détenus… Venez ici.

Tom Brooks s’éloigna, tandis que Spike sefrottait les mains, en répétant :

– Qu’est-ce qu’il va prendre, la vieillecrapule, avec le surveillant-chef !

Quatre années auparavant, au cours d’un séjourdans une prison de San Francisco, Spike avait eu comme gardien cemême Tom Brooks qu’il venait de retrouver, et Spike se rappelaittoutes les méchancetés, toutes les petites tortures que lui avaitfait subir ce tyran de troisième classe, qui savait être, àl’occasion, un ingénieux bourreau.

Mais Spike avait eu sa revanche.

Avec quelques bons garçons qui aspiraient,comme lui, à respirer l’air pur de la prairie, il avait, un beaujour, empoigné, ligoté et bâillonné le dit Brooks et pris la clefdes champs, au moyen de celles dont l’infortuné gardien étaitporteur, si j’ose dire.

Spike riait encore tout seul, au souvenir dela tête effarée et des yeux exorbités de Brooks, quand celui-cireparut, goguenard, devant la grille.

– Eh ! vieille boule, me voilàrevenu, je ne t’ai pas faussé compagnie bien longtemps !

– Le surveillant a dit qu’il étaitdéfendu de causer avec les prisonniers, objecta Spike, d’un airtrès digne.

– Le surveillant est parti déjeuner.

– Il a bien de la chance, le surveillant,soupira ingénument l’agent de Dixler.

– Tu as faim, mon gaillard ?

– Une faim terrible.

Tom Brooks eut un fou rire.

– Alors tu attendras jusqu’à ce soir,décida joyeusement le gardien, tu dîneras de bien meilleurappétit.

Spike ne répondit pas, mais ses yeux de renardeurent une petite flamme.

– Et puis comme cela, poursuivit Tom, jevais pouvoir te donner des nouvelles sans me bousculer.

Le gardien tira de sa poche un journal et ledéplia lentement.

– L’affaire fait un bruit énorme, vieilleboule. Te voilà célèbre. Pense donc, d’un seul coup tu cambrioles,tu voles le plan de la ligne de la Central Trust et tu fais décéderle général Holmes.

– Je n’y suis pour rien, répliquavivement Spike.

– Oui, oui, c’est entendu, c’est toujoursla même chanson. Quand deux gredins ont assassiné quelqu’un, c’esttoujours la victime qui est fautive.

– Non, non, protesta Spike avec la plusgrande énergie, je suis un voleur, un escroc, un faussaire, tout ceque tu voudras, mais je n’ai jamais tué, et jamais je ne tuerai,entends-tu Brooks.

– Ça, mon garçon, ce n’est pas monaffaire, c’est la tienne. Tu tâcheras de te débrouiller avec lesjuges. Maintenant, un conseil de bon camarade. Tum’écoutes ?…

– Oui.

– Je crois que si tu voulais dire où tuas caché le plan, tu pourrais peut-être encore sauver ta vilainepeau de singe.

Spike ne répondit pas.

Brooks ne sembla pas découragé.

Il poursuivit.

– Écoute ; tu m’as dit tout àl’heure que tu avais faim.

Les puissantes mâchoires de Spike eurent unpetit tressaillement, mais le gredin ne desserra pas les dents.

– Qu’est-ce que tu dirais de deux bonsœufs au lard ? La poitrine de Spike se gonfla.

– … d’une belle tranche de bœuf ?Spike eut un soupir.

– … d’un bon verre de whisky ?… Lesyeux de Spike se mouillèrent.

– Eh bien ! conclut le gardien,Spike aurait tout cela avant cinq minutes si Spike voulait confierà son ami Brooks où il a caché le plan de la ligne des montagnes duDiable.

Malgré les douleurs qu’il ressentait dans toutson corps meurtri, Spike sauta hors de sa paillasse et se rua surla grille avec une telle expression de fureur que Brooks, nepensant plus aux barreaux protecteurs, recula prudemment de deuxpas.

– Assassin, crapule, canaille,bandit ! hurlait Spike au paroxysme de la rage, gare à toiquand je serai hors d’ici.

– Tu ne sortiras d’ici, vieille boule,que pour faire ta visite à master Penkins.

Master Penkins était l’honorable bourreau deDenver.

– Veux-tu faire un pari ? ripostaEbenezer.

– Lequel ?

– C’est qu’avant huit jours je serailibre.

– Elle est bonne, la plaisanterie, ricanale gardien.

– Souviens-toi de San Francisco !…Le rire du gardien s’éteignit.

Il s’éloigna en grommelant des paroles demenaces.

Il y a un proverbe français qui assure que quidort dîne. Ebenezer voulut tenter l’expérience. Il s’étendit denouveau sur sa couchette et essaya de s’endormir.

Mais ce fut en vain qu’il appela le sommeil,il avait trop de choses qui remuaient dans sa tête.

Et puis, comment tout cela finirait-il ?Si les juges étaient persuadés comme le journal de cette brute deBrooks que c’était lui, Spike, l’assassin du général ? C’étaitla mort tout simplement. À cette pensée, il enrageait.Comment ! ce serait pour mille pauvres dollars, chichementdonnés par Dixler, qu’il serait pendu ! Ah ! il n’avaitjamais eu de chance ! Il conclut, avec un grand coup de poingdans sa paillasse.

Tout ça, c’est encore la faute du Memphisadvertiser !

Il faut dire pour l’explication de cettephrase mystérieuse, que Spike qui appartenait à une bonne familleavait été irrésistiblement entraîné vers le théâtre dès sonadolescence.

Son physique ingrat ne lui permettant pas deremplir les emplois d’amoureux, il avait dû longtemps se contenterdes emplois de groom et de valet. Enfin, un jour – jour de gloire –Charles Bâtes, le célèbre vaudevilliste, lui avait confié, carSpike ne manquait pas d’intelligence, le rôle principal d’unenouvelle pièce : Open the Window… dont on disait leplus grand bien.

Spike ne se sentait pas d’aise, et vivait dansun rêve doré. Il voyait miroiter devant lui la gloire et lafortune.

Le réveil fut dur.

La représentation ne put s’achever.

Déjà le physique disgracieux de Spike avaitindisposé le public, quand un subit manque de mémoire le laissabafouillant à l’endroit le plus excitant.

Ce fut une tempête. On faillit démolir lasalle.

Le lendemain, le grand journal de Memphis, oùavait eu lieu la représentation, l’Advertiser, publiait unarticle où Spike était traîné dans la boue et traité de détraquéindécent et maladroit.

Le surnom de Stupid Key (Singe idiot)demeura au pauvre Spike qui ne put jamais trouver un engagement etqui, de chute en chute, de misère en misère finit par tomber dansle crime.

Et depuis ce temps-là, toutes les fois qu’illui arrivait du malheur, Spike ne manquait pas de renouveler sonimprécation farouche contre le malencontreux journal dont lacritique avait brisé son avenir théâtral.

Le prisonnier en était là de ses réflexions,quand le surveillant-chef vint à passer dans le couloir.

Spike sauta à bas de son lit et courut à lagrille.

– Pardon, monsieur, commença-t-il.

– Qu’est-ce que vous voulez ?demanda le fonctionnaire, d’un ton bourru.

– Je voudrais écrire unelettre ?…

– C’est bien, je vais vous envoyer cequ’il vous faut.

Dans les prisons des États de l’Union, lesprisonniers ont le droit d’écrire à n’importe qui toutes leslettres qu’ils veulent. Les lettres sont envoyées scrupuleusement àleur adresse après, bien entendu, que le directeur en ait eu prisconnaissance.

Une heure plus tard, Spike remettait à Brooksfurieux d’être obligé de lui servir de facteur, le billetsuivant :

Monsieur Dixler,

J’ai tellement de chagrin de ne plus vousvoir que, si vous ne venez pas rendre une petite visite, je suiscapable de faire une bêtise.

Votre dévoué,

EBENEZER SPIKE.

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