L’Héroïne du Colorado

HUITIÈME ÉPISODE – Le mensonge de lamine

CHAPITRE PREMIER – Les mystères du numéro7 de la Trente-troisième Avenue

Si ce soir-là à New York, quelqu’un, un peucurieux, s’était installé devant la grande porte close de la IrishGrocery, un des plus beaux magasins d’alimentation de la ville, ileût pu voir entrer une par une, deux par deux, par la petite portedécoupée dans la fermeture, une trentaine de personnes d’allures etde costumes bien différents.

Il y avait là des gentlemen, des garçons debar, des femmes élégantes, des Chinois, des ouvriers… Chacunfrappait à la devanture d’une certaine façon, la petite portes’ouvrait, le visiteur s’engouffrait dans un trou noir et la portese refermait sans bruit.

À onze heures et demie, un chasseur derestaurant entra à son tour et la porte ne se rouvrit plus.

Profitant de notre privilège de conteur, nousallons, à notre tour, faire pénétrer le lecteur dans la IrishGrocery.

La porte franchie, nous nous trouvons dans legrand vestibule absolument désert et complètement obscur. Nousfaisons quelques pas et nous tournons à gauche dans une desgaleries de vente.

Là, tout au bout, il y a une minuscule lampequi brûle sur un comptoir.

Elle éclaire les premières marches d’unescalier qui descend au sous-sol. À la troisième marche, il y a ungrand gaillard, qui sans mot dire, vous tend la main. Il faut ydéposer un jeton de métal en forme de croix de Malte. Alors ils’efface et laisse passer le visiteur.

Au bas de l’escalier, il y a une hautetenture : la draperie soulevée, on se trouve dans lessous-sols de la grande épicerie new-yorkaise. C’est une vastesalle, sommairement meublée, mais éclairée par une profusion delampes électriques.

Tous ceux que nous avons vu entrer sont là,attablés par petits groupes, autour de guéridons. Les hommesboivent et fument, les femmes bavardent.

Cependant, personne dans l’assistance n’élèvela voix.

C’est un brouhaha sans éclat. On sait que tousces gens attendent quelqu’un ou quelque chose.

Les regards se reportent à chaque instant aufond de la salle où s’élève une petite estrade avec une table ettrois chaises. Derrière, un grand rideau de velours rouge.

Tout à coup, le rideau s’écarte, et troishommes paraissent.

L’un est ce bon M. Blumenthal,propriétaire et directeur de l’Irish Grocery : l’aimableBlumenthal, dont raffolent toutes les belles gourmandes de NewYork. Blumenthal à l’éternel sourire et aux mielleuses paroles.

Mais aujourd’hui, il ne sourit plus, il al’air terrible, ce bon M. Blumenthal.

L’autre est ce même baron von Hiring que nousavons vu dans un précédent épisode venir gourmander Dixler à PôleCreek.

Le troisième…, nous allons en parler tout àl’heure.

Tout le monde s’était levé, le silence étaitmaintenant absolu.

M. Blumenthal s’adresse alors à l’hommede l’escalier, qui vient de pénétrer dans la salle, et lui demanded’un ton bref :

– Combien de jetons, Otto ?

– Trente-deux, monsieur le directeur.

– Le compte y est ?

– Exactement.

Puis se penchant vers l’assistance,M. Blumenthal dit avec une certaine emphase :

– Si je vous ai convoqués aujourd’hui,c’est que vous allez avoir l’honneur d’être interrogés par votrechef suprême, le distingué colonel comte de Graditz qui arrive deBerlin.

L’assemblée marque un vif mouvement decuriosité.

Le distingué comte de Graditz n’avait pourtantrien de bien extraordinaire. C’était un petit homme un peu voûté,avec un profil d’oiseau rapace.

Derrière les lunettes d’or brillaient des yeuxétrangement fouilleurs.

Il poussa délibérément Blumenthal aussitôt laprésentation faite, et s’installa sans façon à sa place. Sonpréambule jeta un froid dans l’auditoire.

– Je viens de Berlin, j’ai vu Sa Majestél’empereur et roi. Il n’est pas content de vous.

Sa voix criarde et tranchante, puis la langueallemande qu’il employait n’ajoutaient pas de douceur à sondiscours.

– On se néglige et tous les jours lesrapports qui nous arrivent sont moins clairs, moins abondants, lesdocuments envoyés manquent de précision. Bien plus, il y en a parmivous qui font preuve de la plus extrême sottise en acceptant commeargent comptant la première bourde venue. Tenez, vous, madame ClaraSchlammenschloss, vous nous avez adressé un état de la fabricationmétallurgique des usines de Julestong durant le premier semestre1916 qui est faux d’un bout à l’autre. Approchez, madame ClaraSchlammenschloss.

Une grande jeune femme très élégante sortitdes rangs et s’avança. Elle était remarquablement jolie.

Les New-Yorkais habitués du music-hallauraient été bien étonnés, s’ils avaient été présents, enreconnaissant sous son vrai nom d’Allemande la délicieuseMavourita, la danseuse javanaise, qui avait été le bibelot à lamode de la dernière season.

Mme Clara Schlammenschlossessaya d’expliquer que la provenance des documents en question nepouvait pas lui paraître suspecte, puisque les papiers avaient étésoustraits grâce à un habile cambriolage du coffre-fort même duservice compétent. Elle ajouta que cette opération lui avait coûtétrès cher.

– On vous a volé notre argent, ditrudement le colonel qui parut enchanté de sa petite trouvaille.

Il ajouta, pendant que la danseuse javanaiseregagnait sa place :

– Vous êtes remplacée comme chef degroupe, vous redevenez simple agent.

Mme Clara Schlammenschlossvoulut protester, mais le colonel eut un « assez » si secque la jeune femme demeura muette.

– C’est comme vous, M. Wagner, etvous, Himmel, vous vous êtes conduits comme des enfants dansl’affaire des mitrailleuses. On vous avait cependant facilité votretâche. Votre insuffisance va recevoir immédiatement sa récompense.Vous n’êtes plus chefs de groupe.

M. Wagner, un grand roux, et Himmel, ungarçon de bar à tête de veau, entamèrent immédiatement leurjustification. Mais M. de Graditz n’avait pas de temps àperdre.

– Silence ! fit-il de sa voixglapissante. Les deux hommes se turent.

Chacun subit à son tour l’examen du terriblefonctionnaire. Deux ou trois seulement reçurent des éloges et desfélicitations. La plupart des chefs de groupe furent rudementsecoués par le représentant de Sa Majesté l’empereur et roi.

Enfin il appela :

– Monsieur le baron Fritz von Dixler.L’ingénieur en chef de la Colorado s’avança.

Il n’avait plus l’air cassant que nous luiconnaissons. Il paraissait un tout petit garçon devant leredoutable colonel.

– Auriez-vous l’extrême obligeance de medire, continua M. de Graditz en affectant un ton decourtoisie qu’il n’avait pas employé jusqu’ici, pourquoi vous avezbrusquement cessé les travaux de la nouvelle ligne d’Omaha à SanFrancisco.

– Je me suis heurté à des difficultésmatérielles absolues.

– Il n’y a pas de difficultés matériellespour un bon agent allemand, monsieur, répondit Graditz, quisemblait furieux.

– La ville de Las Vegas m’a refusé unevente de terrain qui m’était absolument nécessaire pour poursuivrel’exploitation.

– Parce que vous n’aviez pas pris vosprécautions.

– Cependant, mon colonel…

– Il suffit, nous sommes renseignés. Vousavez été roulé comme un écolier dans cette affaire par Hamilton etsa pupille Helen Holmes.

« Vous saviez pourtant l’intérêt que nousavions à mettre peu à peu la main sur tout le réseau ferréaméricain. Sa Majesté a donc été très mécontente et vous auriez étédurement puni si le souvenir de vos réels services passés n’avaitpas fait pencher la balance du côté de l’indulgence.

Fritz Dixler s’inclina.

– Je désirerais, Excellence, dit-il en serelevant, vous faire part d’une circonstance…

– Tout à l’heure, tout à l’heure, fitvivement Graditz en levant la main. Je n’ai pas encore fini monexamen semestriel.

Dixler regagna sa place. L’interrogatoirecontinua.

Maintenant M. de Graditz enfinissait avec le dernier chef de groupe. C’était une dame RanzSchmidt qui dirigeait et surveillait un lot de mercantis quiavaient la spécialité de « faire » les grandes usines.Elle reçut des félicitations.

– Très ingénieuse votre idée d’apportervos bombes, qui ont fait sauter l’usine de Sand Creek, dans unpanier plein de fromages. Sa Majesté a daigné sourire quand je luiai rapporté le fait.

Mme Ranz Schmidt, une grosseet forte commère moustachue, fit une belle révérence et s’éloignade l’estrade, gonflée d’orgueil et de joie. À présent, le chef del’espionnage s’adressait à tout le monde :

– Vous êtes des soldats, proclama-t-il desa voix grinçante, votre poste est aussi honorable que celui duguerrier qui brave la mort sur les champs de bataille. Vous nedevez avoir qu’une triple pensée : la conquête de l’Amérique,le triomphe de la sainte Allemagne et l’amour de notre grandempereur. Il pense à vous et vous suit de loin. Il applaudit à vossuccès et pleure vos morts, car vous avez des martyrs, vousaussi.

Le distingué colonel fit une pause puisreprit, avec encore plus de solennité :

– Mes amis, avant de nous séparer,inclinons-nous devant les tombes encore fraîches de Karl Jolwig, demaître von Spitz, d’Augesius Spid Hans, lynchés ou électrocutés parces damnés Yankees que le Ciel confonde.

« Élevons nos cœurs, mes amis, etconservons-leur un pieux souvenir dans notre mémoire.Consolons-nous en pensant qu’ils sont maintenant dans la gloire,près de notre vieux Dieu allemand qui donnera la victoire àl’Empire.

– Hoch ! hoch !hoch ! glapirent une vingtaine de voix.

– Voulez-vous vous taire, doubles têtesde cochons ! Les voix se turent comme par enchantement.

Le distingué colonel reprit alors d’un tonpénétré :

– Dispersez-vous maintenant, mes amis,redoublez de zèle dans votre sainte mission. En mon absence voustrouverez toujours conseil, aide et assistance, chez mon cherBlumenthal, qui, après moi, a pleins pouvoirs pour récompenser oupour punir.

Le « cher Blumenthal », qui n’avaitpas ouvert la bouche pendant toute cette longue séance eut unsourire modeste et serra respectueusement la main que lui tendaitle haut fonctionnaire de police.

Maintenant, les élégantes, les grooms, lesgarçons de bar, les hommes du monde, les chauffeurs d’auto s’enallaient les uns après les autres.

Il ne restait plus dans la salle que ledistingué colonel, le cher Blumenthal, le baron von Hiring et FritzDixler.

– Vous avez à me parler, mon cherbaron ? dit Graditz qui finissait de ranger les notes quil’avaient aidé dans son interrogatoire.

– Oui, Excellence.

– Alors, venez par ici.

Blumenthal avait soulevé le rideau de veloursrouge et ouvrait une porte qui se trouvait derrière.

Le comte de Graditz entra le premier, puis vonHiring et Dixler, et enfin Blumenthal qui regarda soigneusementdans la salle avant de refermer la porte.

Nos quatre personnages se trouvaientmaintenant dans une sorte de petit bureau très sommairement meublé.Pour bien marquer la différence qu’il y avait entre lui et sesinterlocuteurs, le comte prussien s’installa dans le seul fauteuilet laissa debout ses subordonnés.

– Je vous écoute, dit-il, en tirant uncigare de sa poche et en l’allumant sans façon.

– Excellence, commença Dixler, c’est ausujet de la ligne du Pacific…

– Ah ! ah ! vous n’y avez doncpas tout à fait renoncé.

– J’ai été battu, mais je compte bienprendre ma revanche.

– Vous savez que le jour où la ligneconstruite tombera entre les mains des agents de la Deutsche Bank,il y aura une belle récompense pour vous.

– Je le sais, Excellence, mais j’en faissurtout une affaire personnelle. J’ai été parfaitement roulé, ainsique vous avez eu l’obligeance de me le rappeler tout à l’heure, jesuis en train à mon tour de rouler Hamilton et ses amis.

– Oh ! oh ! ça devientintéressant. Vous pourriez alors reprendre les travaux.

– Pas du tout, Excellence, je dois avoirtrouvé mieux. Je laisse construire par Hamilton sa ligne, puisquand tout est bien fini, je le ruine ainsi que ses actionnaires etje rachète tout le travail pour un morceau de pain.

– Si vous faisiez cela, Dixler, dit ledistingué colonel, qui semblait fort intéressé, vous pourriezdemander à Sa Majesté tout ce que vous voudriez… Mais ne vousavancez-vous pas un peu beaucoup ?…

– Votre Excellence va en juger.

Fritz Dixler s’approcha alors de la table etsoumit au comte de Graditz différents documents qui parurent fairegrande impression sur l’agent prussien.

Après une courte conversation à voix basse, ilse leva et tendit la main à Dixler.

– Je crois que vous réussirez, mon cherbaron, et nul ne le souhaite plus que moi, ajouta-t-ilchaleureusement.

Puis, s’adressant à Blumenthal :

– Vous mettrez à la disposition du baronDixler tous les fonds qu’il vous demandera.

– À vos ordres, Excellence. Dixlers’inclina et prit congé.

Cinq minutes plus tard, il entrait chez Monicoet se faisait servir une glace.

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