L’Héroïne du Colorado

CHAPITRE III – Un affront sanglant

Les membres du conseil d’administration de laColorado Coast Company venaient d’arriver un à un dans le somptueuxsalon réservé aux assemblées extraordinaires.

C’était Woodwaller, le grand marchand deforêts, Tony Ragueneau, un des rois des fourrures, Bliss Bolking,le trusteur du lait, tous milliardaires et tout-puissants.

Après les shake-hand d’usage, ils prirentplace dans les fauteuils de maroquin qui leur étaient réservés etils attendirent avec impatience la communication de Dixler ;ils savaient qu’avec ce diable d’homme, il fallait toujourss’attendre à quelque surprise nouvelle.

L’Allemand exultait, il était sûr que lesuccès qu’il venait de remporter allait lui donner, près de sespuissants commanditaires, un nouveau prestige.

– Sirs, commença-t-il au milieud’un silence imposant, je suis heureux de vous annoncer, lepremier, une excellente nouvelle : la mine de Superstition quinous coûtait si cher et ne nous rapportait plus une once d’or, estvendue.

– J’espère, interrompit Woodwaller, quevous avez pu sauver quelques millions de dollars.

– Je me demande encore, fit TobyRagueneau, quels sont ceux qui ; ont eu la naïveté de troquerde bons dollars contre des pierres sans valeur.

Dixler ménageait ses effets, comme unvéritable comédien.

– Gentlemen, reprit-il, avec unesimplicité affectée, la mine de ; Superstition a été venduepar moi à nos adversaires de la Central Trust, pour la coquettesomme de deux millions deux cent mille dollars, dont six cent millepayables comptant.

D’un même mouvement, les administrateurss’étaient levés avec des gestes de surprise etd’incrédulité :

– C’est impossible !

– Dixler, vous nous faites une mauvaiseplaisanterie.

– Ce n’est pas sérieux !

– C’est un projet irréalisable !

– L’ingénieur Hamilton n’est pas sinaïf.

Dixler leur imposa silence d’un geste.

– Gentlemen, fit-il, avec une nuance dereproche dans la voix, il me semble que je n’ai pas l’habitude deplaisanter. Et si je vous affirme une chose, c’est qu’elle estexacte ! Je précise donc : non seulement la mine deSuperstition a été vendue dans les conditions que je viensd’énoncer, mais le contrat de vente a été signé et enregistréaujourd’hui même, chez M. Hartmann, greffier de la ville deClarke et j’ai touché les six cent mille dollars que comportait lepremier paiement.

Il y eut un cri de stupeur.

– C’est invraisemblable !

– Ce Dixler est un être diabolique.Dixler jouissait de son triomphe :

– Sirs, continua-t-il en tirantde sa poche son portefeuille, voici le chèque que m’a signél’ingénieur Hamilton et qui sera présenté à la banque aujourd’huimême !…

Revenus de leur première surprise, lescommanditaires félicitèrent chaudement leur habile représentant. Unseul d’entre eux, Woodwaller, gardait une mine renfrognée etmécontente.

– Tout cela est fort bien, déclara-t-ild’un ton bourru. Évidemment, M. Dixler a bien mérité duconseil d’administration, mais pour mon compte personnel, je neserais pas fâché de savoir de quel moyen il s’est servi pourréaliser un pareil tour de force.

L’Allemand eut un haussement d’épaulesdédaigneux.

– C’est bien simple, dit-ilorgueilleusement, je vais donner à la curiosité deM. Woodwaller, pleine et entière satisfaction. Vous savezprobablement tous, ce que c’est de saler une mine.

– Oui, grogna Woodwaller, on tire un coupde fusil sur le rocher avec de la poudre d’or qui s’incruste dansla pierre, on fait ainsi croire à l’acquéreur qu’il y a du métal,là où il n’y en a jamais eu, et on le vole.

« C’était une filouterie souvent employéeautrefois, par les bandits de placers.

Tous les regards se tournèrent vers Dixlerdont la face ordinairement pâle s’était empourprée, mais l’Allemandeut vite fait de reprendre son emprise sur lui-même.

– Gentlemen, reprit-il effrontément, vouspouvez en penser ce que vous voulez, oui je l’avoue, j’ai employéle vieux procédé des bandits de placers, j’ai salé la mine afin depouvoir la vendre à mes adversaires de la Central Trust, mais j’aifait tomber dans votre caisse deux millions six cent mille dollars.Trouvez-moi un homme rempli de scrupules, comme M. Woodwaller,par exemple, qui en fasse autant, et je lui cède la placevolontiers.

Comme beaucoup d’Allemands, Dixler manquait detact. Au lieu des applaudissements qu’il attendait, son aveucynique provoqua l’indignation de tous.

– Non ! c’est indigne !…

– C’est dépasser la mesure !…

– Nous sommes des spéculateurs, c’estpossible, mais nous ne sommes pas des escrocs.

– Nous ne pouvons approuver une pareillefaçon d’agir, déclara nettement Woodwaller, prenant la parole aunom des autres ; jamais aucun d’entre nous n’apposera sasignature au bas d’un acte de vente qui nous rendrait compliced’une véritable escroquerie.

– Prenez la chose comme il vous plaira,monsieur Dixler, fit un autre, mais nous ne signerons pas.

– Vous ne signerez pas ? demandal’Allemand, blême de rage et de confusion.

– Non, non, jamais ! répliquèrentd’une même voix, tous les administrateurs.

« L’ingénieur Hamilton est un honorablegentleman, un loyal adversaire. Il est honteux pour vous de l’avoirfilouté de la sorte. Gardez toute la responsabilité de votre acte,nous ne voulons pas un cent de ces dollars mal acquis.

– Ou mieux encore, s’écriaM. Woodwaller, déchirez l’acte de vente et rendezl’argent.

– Pour cela, n’y comptez pas, s’écrial’Allemand, ivre de colère. Puis, brusquement, il se calma,reconquit tout son sang-froid et ce fut d’une voix tranquille,qu’il déclara :

– Sirs ! il est possibleque dans tout mon zèle pour vos intérêts, dont je suis ledéfenseur, je sois allé un peu loin. Mon opinion à moi est qu’avecdes adversaires tels que les nôtres, toutes les armes sont bonnes,il faut laisser de côté certains scrupules, certains préjugés, quisont de mise en d’autres circonstances ; quoi qu’il en soit,il faut que cette affaire ait une solution.

– Oui ! il le faut et tout desuite !…

– Eh bien ! voici ! vous êtestous détenteurs d’actions de la mine Superstition. Ces actions, jevous les rachète et je vous les paie, séance tenante, au coursactuel ; vous me laisserez ensuite me débrouiller comme jel’entendrai avec l’ingénieur Hamilton.

– C’est malhonnête ! s’écriaWoodwaller.

Mais les autres administrateurs avaient envied’en finir le plus rapidement possible avec cette malpropreaffaire ; après s’être concertés un moment à voix basse, ilsdéclarèrent qu’ils acceptaient la proposition de Dixler, qui leurversa immédiatement, en bank-notes ou en chèques, le montant deleurs actions.

– Et maintenant ! s’écriaWoodwaller, qui, d’un tempérament très sanguin, commençait à sentirle besoin de prendre l’air ; allons-nous-en. Je suppose queM. Dixler n’a aucune autre communication à nous faire.

– Pas la moindre ! messieurs !répliqua l’escroc, avec une impudence tranquille.

– Au revoir, alors !

Woodwaller s’était levé aussitôt, imité partous ses collègues.

Dixler lui tendit la main.

La main de Woodwaller demeura obstinémentcachée, derrière son dos.

Avec un second administrateur, l’Allemandn’eut pas plus de succès, aucun des financiers ne voulût accorder àl’escroc le loyal shake-hand qu’en Amérique un homme, à quelqueclasse qu’il appartienne, ne refuse jamais à un autre homme.

Silencieusement, les autres membres du conseild’administration de la Colorado Coast Company sortirent de la salledu conseil, laissant Dixler en proie à la rage, et, quand sereferma la porte sur le dernier d’entre eux, il serra les poingsdans un geste de menace.

– Un jour, s’écria-t-il, l’Allemagne mevengera de ces imbéciles. Et pour se consoler de cet affront, ilsonna son secrétaire, et se fit apporter un grand verre dewhisky.

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