L’Héroïne du Colorado

CHAPITRE VI – Les bandits du rail

Par les soins de miss Helen, qui pensait àtout, un lunch substantiel se trouvait servi dans le bar du trainspécial.

Ces messieurs de la justice et de la police nedevaient souffrir en cours de route ni de la faim ni de lasoif.

Sur le buffet de marbre servi par un négrillonen livrée vert pomme, coiffé d’une casquette plus galonnée que leképi d’un général – les savoureux jambons d’ours du Canadavoisinaient avec le mouton fumé à l’écossaise, et le classiquerosbif cher à tout cœur anglais. Les beaux fruits de la Californies’entassaient dans des corbeilles, à côté des épis de maïs verts etdes piments écarlates. L’ale et le porter qui coulaient dans lespintes d’étain étaient de première qualité, et l’on termina cetteréfection qui n’avait rien d’ascétique par quelques coupesd’excellent champagne français.

Après un pareil repas, les policemen sesentaient en forme pour la bataille. L’Allemand Dixler et sesbandits pouvaient arriver, ils seraient reçus de la bellemanière.

M. Jonas Mortimer et l’ingénieur Hamiltonn’avaient pas attendu la fin de cette agape pour passer sur laplate-forme du wagon d’observation, à l’arrière du train ; ilsavaient allumé un excellent trabucos, et tout en contemplant lepaysage qui se déroulait à leurs yeux avec une vitessevertigineuse, ils causaient de choses et d’autres.

Fatalement, on en était venu à parler deDixler.

– Vous ne pourriez vous imaginer, fit lejuge à demi-voix, combien est néfaste l’influence qu’exerce cetAllemand dans le pays.

– J’en sais quelque chose, murmural’ingénieur ; sans ce gredin, le réseau de la Central Trustserait terminé depuis longtemps.

– Vous n’êtes pas le seul à avoirsouffert de ses agissements. Partout je retrouve la trace de lapuissante organisation qu’il dirige et derrière laquelle – il nefaut pas se le dissimuler – se trouvent les grandes banquesallemandes et le gouvernement impérial lui-même. Le pays estinfesté de ces gens-là. Ils accaparent tout, lignes de chemin defer, concessions minières, carrières, pêcheries, plantations et,partout, ils commettent des vols, en baissant la voix, des crimesd’une nature plus grave.

– Le gouvernement devrait intervenir.

– Le peuple américain est par essenced’une nature trop loyale, trop généreuse, pour soupçonner latrahison et la perfidie des autres peuples. Mais nous nous exposonsà un terrible danger. Beaucoup de nos chemins de fer sont aux mainsdes Allemands. Qu’arriverait-il si une guerre venait àéclater ?

M. Jonas Mortimer s’étaitinterrompu ; il prêtait l’oreille.

– Il m’a semblé, dit-il, entendre commeun cri étouffé, le bruit d’une lutte.

M. Hamilton écouta à son tour.

– Je n’entends rien.

– Je me suis sans doute trompé,M. Buxton et ses policemen fument paisiblement leur pipe dansle bar. Ce n’est pas eux qui se battent, certainement.

L’ingénieur et le juge de paix, persuadésqu’ils avaient été le jouet d’une illusion, avaient repris au pointoù elle en était restée leur conversation sur les empiétements del’Allemagne, pendant que le train spécial lancé à cent kilomètres àl’heure, traversait comme un météore les perspectives désolées, lesdéserts arides, mais riches en mines de toutes sortes que l’onrencontre dans cette partie de l’Amérique.

Cependant, la première impression deM. Jonas était la vraie. C’était bien le bruit assourdi d’unelutte qu’il avait distinguée à travers le fracas tonitruant desroues et le halètement de la machine.

Dock et Bill, tapis dans un coin du fourgon,étaient longtemps demeurés immobiles et silencieux.

Pour mener à bien leur projet, il fallait quele train fût loin de toute contrée habitée, très loin, en pleindésert.

Enfin, comme on traversait une série devallées pierreuses, coupées de ravins d’aspect sinistre, ils sedécidèrent.

Alors que le train ralentissait un peu pourgravir une pente abrupte Bill s’aventura, le browning au poing, surle marchepied du fourgon et se cramponnant de toutes ses forces auxappuis extérieurs, il se dirigea vers la locomotive, dont un espacede deux mètres à peine le séparait. Dock le suivait de près.

Secoués par l’infernale trépidation de lamachine, les deux bandits sentaient une âpre bise leur flageller levisage.

Ils comprenaient qu’au moindre faux mouvement,à la moindre défaillance, ils seraient lancés dans le vide comme devivants projectiles et voués à la mort la plus horrible.

À ce moment tous deux – chacun de son côté –regrettèrent de s’être lancés dans cette téméraire aventure. Ils nes’étaient pas figurés que le train spécial marchait à une tellevitesse. Ce qui était déjà difficile dans un train ordinairedevenait là presque impossible.

Mais il était trop tard pour reculer, ilfallait vaincre ou mourir.

La gorge serrée par l’angoisse, ilscontinuèrent à avancer…

Trois minutes plus tard, le chauffeur qui serelevait après avoir arrangé son feu, vit avec autant d’épouvanteque de stupeur, le canon d’un browning à trois pouces de son front,pendant qu’une voix lui criait : Haut les mains ! etqu’une face hideuse aux globes vitreux se penchait vers lui.

Le pauvre diable se hâta d’obéir, pendant queBill, qui s’était tenu jusque-là cramponné à la barre d’appui, sehissait sur la locomotive.

Le mécanicien, aussi surpris que sonchauffeur, avait fait un mouvement pour le secourir ; ils’était trouvé sous le feu du browning de Dock, dont la face étaitd’autant plus effrayante qu’il avait eu plus peur.

En un clin d’œil, les deux malheureux furentficelés et jetés au fond du tender.

Telle était la scène dont M. JonasMortimer avait entendu l’écho assourdi.

Bill et Dock essuyèrent la sueur qui leurcouvrait le visage.

– Ça y est, grommela Bill, mais, ma foi,je ne voudrais pas recommencer, quand même on me donnerait centmille dollars.

– Ni moi, approuva Dock.

– Nous n’avons pourtant pas fini.

– Par comparaison, ce qui reste à faireest une bagatelle.

Et Dock s’empara, sans plus de façons, de lagourde du chauffeur qui était pleine de pale ale et but àlongs traits, puis il passa charitablement le récipient à sonassocié.

– Qui de nous deux va détacherl’attelage, demanda Bill, tout à coup.

– Moi si tu veux, dit Dock docilement,mais à une condition, c’est que tu vas diminuer cette damnéevitesse.

– Pour ça, rien n’est plus facile.

Bill avait empoigné la manette durégulateur ; au bout de dix minutes, le train ne marchait plusqu’à la vitesse d’un omnibus ordinaire, alors Dock s’aventura denouveau sur l’étroit marchepied, puis s’accroupissant,s’arc-boutant aux chaînes, il défit l’un après l’autre les crochetsde l’attelage et regagna sain et sauf la locomotive.

– Tu peux donner de la vitesse tant quetu voudras maintenant, dit-il joyeusement à Bill. Nous n’avons plusrien à faire ici.

– Alors, ça y est ?

– Parbleu ! Ce sont les policemenqui vont être furieux. Je connais cet endroit, c’est au moins àvingt milles de toute habitation, un vrai désert.

– Raison de plus pour n’y pasmoisir !

Tout en parlant, Bill avait largement ouvertle tube d’adduction de la vapeur.

La locomotive se remit à brûler le rail,laissant bien loin derrière elle, le train spécial et sespassagers.

Ceux-ci ne se rendirent pas bien compte, toutd’abord, de ce qui leur arrivait ; mais finalement ils furentforcés de constater deux faits inquiétants, d’abord leralentissement graduel du train, puis la disparition de lalocomotive.

Le train, après avoir continué à roulerpendant quelque temps, en vertu de la vitesse acquise, venait des’arrêter au haut d’un remblai, au milieu d’une contrée rocailleuseet sauvage, comparable par son aspect désolé aux paysages lunaires,sans arbres et sans eau, que nous a révélés la photographie.

Tout le monde descendit du train, au milieud’un véritable concert d’imprécations.

– C’est stupide ! fit observer lejuge. Nous voilà immobilisés là, peut-être pour longtemps.Ah ! si je tenais les coquins qui nous ont abandonnélà !

– Ne vous y trompez pas, dittranquillement M. Hamilton, c’est encore là un tour deDixler.

– Vous croyez ?

– J’en suis sûr. Je vous expliqueraicela. Rappelez-vous que vous avez entendu un bruit de lutte. Lechauffeur et le mécanicien que je connais pour d’honnêtes gens, ontdû être assommés par des bandits à la solde de Dixler.

– Si c’est vrai, l’Allemand payera cherce nouveau crime.

– Ne perdons pas de temps en parolesinutiles. Nous avons heureusement le téléphone portatif qui sert encas d’accident, et qu’on peut brancher sur n’importe quel fil. Jevais prévenir miss Helen, elle nous enverra de Los Angeles unemachine à grande vitesse.

L’ingénieur revint bientôt avec la boîte quicontenait l’appareil, en raccorda les fils avec ceux du télégraphede la voie et dix minutes plus tard, il avait la satisfactiond’entrer en communication avec la jeune fille.

Miss Helen se montra plus indignée quesurprise, du nouvel attentat commis par Dixler.

– Avec lui, dit-elle, il faut s’attendreà tout, mais le plus pressé est de venir à votre secours. Prenezpatience d’ici une heure et demie, vous me verrez arriver moi-mêmeavec la locomotive la plus rapide qu’on pourra trouver dans ledépôt.

Comme M. Jonas manifestait quelquesurprise, l’ingénieur lui expliqua que miss Helen, grâce au milieuoù s’était écoulée sa jeunesse, conduisait une machine aussi bienqu’un mécanicien de profession.

Les policemen avaient été prévenus : dumoment qu’ils furent certains qu’on n’allait pas les abandonner enplein désert, ils prirent assez gaiement leur parti de lamésaventure.

Quand la locomotive libératrice fut signaléeon la salua de hourras enthousiastes, et quand miss Helen,elle-même, descendit de sa machine – suivant sa promesse, ellen’avait guère mis qu’une heure et demie à effectuer le trajet –elle fut entourée, acclamée, félicitée par tous les voyageurs.

– Il faut maintenant, déclara lacourageuse jeune fille, réparer le temps perdu. Je tremble queDixler n’ait mis à profit ce retard dont il est l’auteur, pourourdir contre nous quelque nouvelle machination.

– Il faut aussi, si cela se peut, ajoutaM. Jonas, mettre la main sur les bandits qui ont détaché lalocomotive.

– Comme il n’y a qu’une voie d’iciBlackwood, nous sommes sûrs de les rattraper à moins qu’ils n’aientlaissé la machine en place pour se sauver plus aisément.

La locomotive fut attelée en queue, lesvoyageurs remontèrent dans leurs wagons et le train spécial,piloté, cette fois par Helen, reprit sa course vertigineuse àtravers les montagnes et les vallées.

Cette seconde partie du voyage ne devait pasêtre moins dramatique que la première.

À un moment donné, les policemen placés commeguetteurs à l’avant du convoi, signalèrent un nuage de fumée, puisbientôt une locomotive isolée qui semblait monter à une faiblevitesse.

C’était, on l’a deviné, Bill et Dock, sondigne émule.

Les deux bandits avaient eu un accident àl’une de leurs bielles, mais peu désireux de rester en panne ou detraverser à pied une contrée inconnue et déserte, ils avaientréparé l’accident par des moyens de fortune et ils continuaient,tant bien que mal, leur voyage, jusqu’à ce qu’ils eussent atteintquelque village ou simplement quelque ferme.

L’arrivée inattendue du train spécial, qu’ilscroyaient bien loin, les atterra comme un coup de foudre.

– Nous sommes fichus, dit brusquementDock.

Bill ne répondit pas, mais il bourra le foyerde charbon, ouvrit le régulateur, tenta l’impossible pour augmenterla vitesse.

Peine bien inutile, la bielle fonctionnaitmal, le train spécial gagnait du terrain de minute en minute.

– Il faudrait stopper et nous enfuir, ditencore Dock.

– Comment ? si nous stoppons, ilsauront vite fait de nous rattraper. Décharge toujours une ou deuxbandes de cartouches sur eux, cela les intimidera peut-être.

Dock se mit à manœuvrer son browning, mais àses balles que la distance rendait inoffensives pour sesadversaires, ceux-ci ripostèrent par une grêle de coups decarabines. M. Hamilton et M. Jonas Mortimer nedédaignèrent pas de faire le coup de feu. Excellents tireurs tousles deux, ils s’attachaient à atteindre les organes essentiels dela locomotive ennemie.

Cette tactique réussit pleinement,d’ailleurs.

Au bout de dix minutes, un des tiroirs étaitcrevé, faisant fuir la vapeur, la machine après des halètementsd’agonie demeura immobile au sommet d’un talus escarpé.

– Sauve qui peut ! cria Dock…

Il ne put achever, la balle d’un policemanl’atteignant en plein front l’avait foudroyé.

Bill s’était élancé sous la grêle des balles,et se jetant à plat ventre, il s’était laissé rouler comme uneboule jusqu’en bas du remblai, puis tout meurtri qu’il fût par lescailloux aigus, il avait pris ses jambes à son cou.

Le chauffeur et le mécanicien, plus morts quevifs, mais heureux d’en être quittes à si bon compte, furentdébarrassés de leurs liens et racontèrent ce qu’ils savaient.

Enfin, on put se remettre en route et,jusqu’aux chantiers de Blackwood où on arriva très tard dansl’après-midi, il ne se produisit aucun accident susceptible d’êtrenoté.

M. Jonas Mortimer arrivait aux chantiersavec la ferme intention d’infliger à Dixler un exemplairechâtiment.

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