L’Héroïne du Colorado

CHAPITRE II – Le double lasso

Rockey Hill, le lieu qui, pour l’augmentationde la nouvelle ligne de la Central Trust, avait été choisi pourdeux raisons : la première c’est que, à cet endroit du nouveauparcours, le paysage californien étalait toute sa splendeur ;la seconde c’est que Rockey Hill était le point d’où partaitl’embranchement de la ligne d’intérêt local qui desservait la minede Black Mountain dont le fabuleux rendement d’or augmentait tousles jours. Le train était arrivé à 11 h 30 par un tempsadmirable. Le soleil brillait dans les branches et faisait pluséclatantes les couleurs des drapeaux qui flottaient sur les arbres,sur les cabanes, sur les baraques, sur les hangars. Helen,radieuse, sauta du wagon, sans attendre l’aide de Hamilton, etserra les mains offertes. Amis, employés, chauffeurs, mécaniciens,travailleurs de la voie, tous témoignaient de leur sympathie àcette vaillante fille, dont l’inlassable volonté avait enfin faitaboutir l’œuvre commune.

Le père Duncan, le doyen des travailleurs, unvieux colosse à toison grise, fendit la foule et, d’un air gaucheet majestueux à la fois, tendit à miss Holmes deux objets : unlourd marteau et un mince boulon.

Helen comprit.

Elle allait avoir l’honneur de poser ledernier boulon de la ligne de Omaha au Pacifique.

Elle remercia le vieil homme d’un sourire et,un peu émue malgré tout, elle prit le boulon de ses mains et sepencha sur la voie à l’endroit que Duncan lui indiquait.Adroitement, elle mit en place la petite pièce de fer et,saisissant résolument le marteau, frappa de toutes ses forces.

Au troisième coup, respectueusement Duncanl’arrêta.

Elle en avait assez fait, à son avis.

Le reste le regardait.

Il empoigna la masse, en quelques coupsformidables, enfonça le boulon et se redressa, promenant un regardfier autour de lui.

Helen lui serra la main et, pour la premièrefois de sa vie, le vieux Duncan sentit quelque chose d’humide surses paupières.

– Allons, dit gaiement Hamilton, la ligneest terminée. Maintenant Helen Holmes va laisser passer le premiertrain.

Élevant la voix, il cria :

– George Storm, ouvrez lavoie !…

Au milieu des applaudissements et des rires,Storm suivi du brave Spike, qui était devenu son inséparable, sedirigea vers l’aiguille n° 1 qui était située à environ cinqcents yards de la station et sous un véritable berceau deverdure.

Les deux hommes arrivèrent bientôt au levierenrubanné et coquettement pavoisé aux couleurs nationales.

– À vous l’honneur, monsieur George, ditSpike qui semblait très ému par la solennité de l’acte qu’ilsétaient chargés d’accomplir.

– Pas tant de manière, vieux Spike, vas-ypuisque tu es arrivé le premier.

– Non, non, affirma l’ancien forçat avecune grande énergie, M. Hamilton a spécialement désigné GeorgeStorm.

– Bon Dieu ! vieux garçon, que tu esbête ! s’écria galamment le mécanicien, je ne te croyais passi formaliste.

Et manœuvrant le levier, il déclenchal’aiguille.

Le grand train d’Omaha à la mer pouvaitpasser !

Mais au même instant, un sifflement étrangefit relever la tête à George.

Il était trop tard.

Une brutale sensation d’étreinte aux bras et àla poitrine, avec un choc violent, le renversa brutalement sur lesol.

Dans un éblouissement, il vit Spike enveloppéet deux hommes qui se ruaient sur lui.

Du premier coup d’œil il reconnut Bill.

– Damnation ! grinça le jeune homme,je ne pensais plus à Dixler. Mais le démon pensait toujours àmoi !

C’était bien, en effet, Ward et Bill quivenaient de faire le coup.

Arrivés en auto, à quelque distance de RockeyHill, avant le commencement de la cérémonie, ils avaient pu suivrede près tous les mouvements de nos personnages. Quand ils avaientvu Spike et Storm se diriger vers l’aiguille qui était hors de lavue de la station, ils avaient décidé d’agir immédiatement.

– Hardi, ricana férocement Bill en sepenchant sur Spike qui se tordait à ses pieds : bientravaillé, vieille boule.

– Toi, mon garçon, riposta Spike, jouisde tes jours, parce que tu n’en as pas pour longtemps.

– Qu’est-ce que tu chantes ?

– Je chante ta chanson de mort, Bill.

– Vas-tu te taire, vieux corbeau demalheur.

Spike remarquait qu’il était impressionné. Ilpoursuivit :

– Tu sais bien que je démêle les chosesde l’avenir. Tiens… Lefty… tu te rappelles Lefty ?…

– Oui, gronda Bill, et après ?

– Eh bien, j’ai prédit sa mort à quelquesheures près.

– Et moi, fit Bill furieux, en armant sonrevolver, je puis te prédire la tienne à la minute exacte.

Ward saisit vivement le bras de soncomplice.

– Ah çà ! es-tu fou…, dit-il,veux-tu nous faire pincer comme deux apprentis !

– Nous n’allons pourtant pas monter lagarde devant ces deux cocos-là !

– Il m’est venu une idée admirable.

– Parle, mais fais vite, il ne fait pasbon pour nous, ici.

– As-tu remarqué, en arrivant, les wagonsà minerai qui sont vides sur la voie, à destination de BlackMountain ?

– Oui.

– Eh bien ! c’est là-dedans que nousallons mettre nos prisonniers.

– Mais on les découvrira bientôt…

– Pas avant dix jours, au moins.

– Diable, fit Bill, avec un affreuxsourire, ils ne seront plus très frais.

– Suis-moi. Nous faisons basculer nosdeux gaillards dans le wagon. La rame part tout à l’heure pour lamine et vient faire remplir ses voitures une à une sous ledéchargeur… Tu comprends… quand ces messieurs auront chacun cinq ousix tonnes de quartz sur la tête ils ne seront plus biengênants.

Storm, qui entendait toute cette conversation,eut un frisson d’horreur qui lui râpa l’épiderme.

Il fit un puissant effort pour se dégager,mais ne put y parvenir.

– Ah ! ah ! tu t’impatientes,mon garçon, ricana Ward qui venait de remarquer son geste. Allons,ouste, Bill, ne faisons pas attendre ces messieurs !

Les deux bandits empoignèrent le jeune hommepar les épaules et par les jambes et le transportèrent jusqu’à untalus qui surplombait les wagons à quartz en partance pour lamine.

Ils balancèrent un instant leur victimeau-dessus de la voiture, puis lâchèrent leur fardeau.

Alors ils se penchèrent.

Au fond de l’énorme cercueil d’acier, Storminerte, tombé le long de la paroi, semblait mort.

– Et d’un ! dit joyeusementBill.

Et les deux gredins se dirigèrent rapidementvers l’endroit où ils avaient laissé Spike.

Mais l’ancien comédien, qui savait le sort quilui était réservé, ne les avait pas attendus.

En rampant comme un ver, il avait pu glisserjusqu’au pont de bois qui raccordait la grande ligne àl’embranchement de Black Mountain.

Là, il se tortilla jusqu’au bord du talus,dans l’intention de se laisser tomber dans le ravin, mais, commed’un dernier coup de rein il passait par-dessus le parapet etaccomplissait son aventureux dessein, un gros clou, par unemalchance incroyable, se prit dans les cordes qui tenaient sespoignets et le malheureux Spike resta suspendu dans le vide.

La situation de l’ancien forçat étaithorrible.

Le poids de son corps, pesant sur ses poignetsdéjà meurtris, le faisait affreusement souffrir. De plus, il étaitévident que Bill et Ward n’allaient pas être longs à ledécouvrir.

Mais Ebenezer Spike avait une froide volontéet ne s’abandonnait jamais.

Malgré la douleur atroce qu’il ressentait, ilmultiplia ses contorsions et, sous ses efforts multipliés, lescordes cédèrent enfin.

Il tomba au fond d’une petite ravine, aumilieu de buissons épais et se releva sans le moindre mal. Seules,ses pauvres mains étaient en sang.

Soudain, il entendit des pas au-dessus de satête : c’étaient Bill et Ward qui, furieux, cherchaient leurseconde victime.

Les deux bandits marchaient sur le talus etcausaient haut, sûrs de ne pas être entendus.

– Comment ce démon a-t-il puéchapper ?

– Tu n’avais pas serré assez fort.

– En tout cas, il ne peut être loin.

– C’est très joli à dire, mon vieux Bill,mais je crois que ce que nous avons de mieux à faire c’est de noustirer des pieds. Tu penses bien que le Spike est maintenant auprèsde ses amis.

– Heureusement qu’il ne sait pas ce quenous avons fait de son compagnon.

– Oh ! Storm, je voudrais voir satête dans son wagon à minerai !

– Tu n’aurais pas le temps de la voirlongtemps, car j’aperçois le convoi qui se met en marche… Avantlongtemps le séduisant George sera bien peu de chose sousl’avalanche de quartz qui va lui tomber sur la figure.

– Il ne souffrira pas assezlongtemps.

– En tout cas, il est mort !

– De profundis !Filons ! Nous n’avons plus rien à faire ici.

Les deux bandits se dirigèrent rapidement versl’endroit où ils avaient laissé leur automobile.

Caché sous une des grosses poutres du pont,Spike avait tout entendu.

En apprenant le sort réservé à Storm, untremblement nerveux dont il n’était pas maître le secoua toutentier, mais, par un sursaut de volonté, il dompta ses nerfs et,après s’être assuré que Bill et Ward étaient bien partis, il selança à toutes jambes sur le chemin de Rockey Hill.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer