L’Héroïne du Colorado

CHAPITRE V – Morte la bête

Cedar Grove était en fête.

Depuis la mort tragique du général Holmes,c’était la première fois qu’on rallumait les lustres du gracieuxcottage.

Helen, en entrant dans la maison qui avaitabrité son enfance, où elle avait été si heureuse, avait eu unepoignante minute d’émotion et des larmes avaient coulé des yeux dela vaillante fille.

Tant d’événements s’étaient passés depuisqu’elle avait franchi pour la dernière fois le seuil familial.

En une rapide vision, elle revit ces deuxannées qui avaient été les plus dramatiques de son existence.

La mort foudroyante de son père, le vol duplan du tunnel des montagnes du Diable, la lutte effroyable avecDixler et sa vie de labeur et de courage alors qu’elle ne savait etn’avait plus à compter que sur elle seule.

Que de périls ! Que desouffrances !… Que d’heures grises elle serappelait !

Mais dans sa détresse il y avait toujours deuxfigures présentes et secourables qui renouvelaient son énergie etaidaient sa volonté.

Hamilton…

George Storm…

Hamilton, la bonté, la paternelle affection,la délicatesse, l’aide de tous les instants.

Storm, le dévouement, l’amour sans bornes,l’éternelle vaillance !…

Et ils étaient là tous les deux près d’elle ence jour de joie. Il lui semblait que rien, sauf le cher disparu, nelui manquait.

Elle pensait, elle était sûre que, désormais,elle avait atteint le port et que le temps des épreuves étaitfini.

Plus jolie encore d’être heureuse, d’une grâceet d’une élégance exquises, dans une robe blanche d’un goûtparfait, Helen avait un mot aimable pour chacun des invités, unsourire pour tous ceux qui lui faisaient fête.

Un moment, Hamilton, qui la suivait des yeux,put lui parler un peu à l’écart.

– Vous êtes contente, petite fille,demanda l’ingénieur en la suivant.

– Ah ! vieux Ham, commentpourrais-je jamais vous remercier de tout ce que vous avez faitpour moi, répondit la jeune fille dont les yeux brillaient dereconnaissance.

– Il me semble que vous m’avez aidé.

– Comment ! N’est-ce pas vous quiavez racheté mon cher Cedar Grove ?

– Avec votre argent.

– Et mon argent d’où venait-il ?

– De la fortune.

– Et surtout de ce quart de BlackMountain que vous m’avez si généreusement donné !

– À quoi l’or de ma mine m’aurait-ilservi, si j’étais resté au fond de la terre… et sans ma petiteHelen, c’est un accident qui aurait fort bien pu m’arriver.

– Enfin… vous ne pouvez nier que c’estgrâce à vous que la ligne de la Central Trust Pacific a pu êtremenée à bonne fin.

– Comment l’aurais-je fait si vousn’aviez pas eu le courage et la volonté de retrouver les précieuxplans de votre père ?…

– Alors, vous ne voulez pas que je vousremercie ?…

– Je veux que vous me disiez que vousêtes contente, ce sera le meilleur des remerciements.

– Ah ! vieux Ham, cher vieux Ham,comme je vous aime.

Et sans s’inquiéter de ses invités, Helensauta de joie au cou de Hamilton et l’embrassa bruyamment sur lesdeux joues.

– Bravo ! bravo ! cria-t-on detoutes parts.

– Pardon ! interrompit une voixjoyeuse, et moi, dans tout cela… qu’est-ce que jedeviens !

C’était George, dont la grâce juvéniles’affinait en un habit noir dans lequel il était aussi à l’aise quedans ses vêtements de labeur et qui venait protester.

– Vous, George, répondit Helen en riant,vous aurez le temps d’attendre… et puis il y a bien plus longtempsque vous que le vieux Ham est mon ami.

– Pourtant, Helen, dit tout bas George,en se rapprochant et en lui prenant les mains, pourtant ce n’estpas d’hier l’histoire du petit marchand de journaux, de la joliefillette rose, et du train de Las Vegas !…

– Vous avez raison, George, dit Helen,dont les beaux yeux devinrent humides, croyez bien que je n’oublierien et je remercie Dieu qui m’a gâtée en me donnant deuxtendresses comme la vôtre et celle de mon tuteur.

À ce moment, le domestique annonça à l’entréedes salons :

– M. Dixler.

Helen tressaillit.

Elle eut au cœur comme un choc.

Jamais, jusqu’à présent, alors qu’ellecombattait l’Allemand rapace, fourbe et cruel, elle n’avait sentipareille angoisse morale.

Ce fut comme une défaillance de tout sonêtre.

Une épouvante sans nom la serrait à lagorge.

La jeune fille eut honte de sa faiblesse. Àforce de volonté, elle dompta encore une fois ses nerfs, mais neput s’empêcher de dire tout bas à Hamilton :

– Comment cet homme a-t-il eu l’audace devenir ici et surtout un pareil jour !

– C’est moi qui l’ai invité, confessaHamilton un peu confus.

– Vous ? vieux Ham, quelle étrangeidée.

– Je voulais qu’il puisse en nous voyanttous si heureux, constater qu’il était bien battu… C’est la seulevengeance que je veux tirer de lui.

– Et… Vous ne craignez rien ?…Hamilton éclata de rire.

– Ah çà ! vous êtes folle, mamignonne. Que pouvons-nous craindre désormais ? Le pauvrediable est à bas et n’a pas envie de recommencer la lutte.

– N’importe, la vue de ce misérable mecause une singulière impression dont je ne suis pas encoremaîtresse. Je ne le serai que tout à l’heure.

Et, sans attendre la réponse de son tuteur,Helen prit le bras de son fiancé et l’entraîna vers la véranda oùils pouvaient un peu s’isoler.

Cependant, se frayant un passage parmi lesgroupes, distribuant les saluts et les shake-hand, Dixler, portantbeau, souriant, vraiment superbe dans sa brutale beauté de mâle,venait de rejoindre Hamilton et lui tendait la main.

Le directeur de la Central Trust la lui serracordialement.

– Sans rancune, dit-il avec unsourire.

– Bah ! fit Dixler, souriant aussi,vous savez que je suis beau joueur. Vous avez été plus fort et plusmalin que moi, j’aurais mauvaise grâce à vous en vouloir.

Puis il ajouta, légèrement :

– Pourrais-je présenter mes hommages etmes compliments à miss Holmes ?

– Chut, fit Hamilton en mettant un doigtsur ses lèvres, pour le moment il ne faut pas déranger lesconfidences des amoureux.

Et d’un coup d’œil il indiquait la véranda oùles mains dans les mains, les yeux dans les yeux, Helen et Georgeétaient en grande conversation.

L’élégante silhouette de George, la formegracieuse de Helen se découpaient sur la verrerie voilée d’un storede mousseline.

Tout en continuant à causer amicalement avecHamilton, Dixler observait tout ce qui se passait dans la véranda.Il remarqua également une petite pièce toute proche qui servaitd’office, et dont la fenêtre donnait sur le parc.

Comme d’autres invités venaient se mêler à laconversation, l’Allemand, tout doucement et sans que personne fîtattention à lui, gagna la porte du vestibule.

Un domestique s’avança :

– Vous voulez votre auto,gentleman ?

– Non, merci. Je vais un instant fumerune cigarette.

Dixler prit son étui, choisit une mincecigarette à bout doré, l’alluma et fit quelques pas devant lecottage.

La nuit était magnifique, une de ces bellesnuits de Californie où la brise semble un parfum qui monte vers leciel clouté d’astres radieux.

– Il fait diablement clair, murmural’Allemand. Il jeta un rapide regard autour de lui. Personne nel’épiait.

Il prit sa course en évitant de faire lemoindre bruit et il eut bientôt rejoint Ward et Bill, immobiles etmuets derrière leurs troncs d’arbres.

À la vue de Dixler, qu’ils n’attendaient pas,ils se dressèrent en défense.

– C’est moi, imbéciles, n’ayez pas peur,écoutez-moi.

De l’endroit où les trois hommes étaientplacés, on découvrait tout le cottage illuminé de haut en bas.

– Voici l’instant, et il faut se montrerdégourdis, mes garçons, murmura Dixler. Tenez, voyez-vous ces deuxombres qui s’agitent derrière le rideau de la véranda ?

– Oui, patron, fit Bill, un homme et unefemme.

– Bon, l’homme c’est Storm, c’est sur luiqu’il faut tirer, suivez-moi bien… Je vais rentrer dans la maison.Quand vous me verrez agiter mon mouchoir, derrière le carreau de lafenêtre de gauche, ce sera le moment. Vous tirerez tous les deux etsi vous êtes adroits, voilà un coup de revolver qui rapportera dixmille dollars à chacun de vous.

« Est-ce compris ?

– Oui, fit Ward, sourdement.

– Et la femme ? interrogea Bill.

– Pour Dieu ! gronda Dixler, ne voustrompez pas. Car si une balle seulement l’effleurait, je nedonnerais pas cher de votre peau à tous les deux.

Les deux fiancés étaient toujours dans lavéranda.

Ah ! les beaux projets qu’ils faisaient,les jolis riens qu’ils disaient, ces riens qui sont des mondes pourles amoureux, sûrs de leur avenir, confiants en leur destinée.

Un moment, pourtant, il s’éleva entre eux unepetite dispute.

Helen voulait aller faire son voyage de nocesen Europe, la France surtout l’attirait.

George opinait pour le Japon. Il avaittoujours eu un désir fou de visiter le pays des chrysanthèmes, etil lui semblait que sa joie serait plus complète si, en compagniede Helen, il découvrait ce pays merveilleux.

– Je veux voir Paris, disait la jeunefille.

– Nous irons plus tard, ma chérie… Maisla vieille Europe n’est pas le cadre qu’il faut à nos jeunesamours. À Tokyo, Yomma, Yokohama, tous ces pays qui ont des nomsqui chantent comme des gazouillements d’oiseaux, quel rêve ceserait de parcourir ces contrées enchantées.

– Oh ! oh ! fit une voixmordante, je ne vous savais pas poète, monsieur Storm.

Et Dixler fit son entrée dans la véranda.

À sa vue, le même sentiment de malaise qu’elleavait eu, lors de l’entrée de l’Allemand dans le salon de CedarGrove, causa un frisson sur les épaules de Helen.

Mais ce fut court.

Storm et Helen se tenaient par la main, etmaintenant Helen écoutait, souriante, le compliment fort bientourné que lui adressait le bel Allemand.

À ce moment, quelqu’un appela Storm qui sortitde la véranda, et Dixler et Helen restèrent seuls.

Quiconque aurait pu lire dans l’âme del’Allemand, aurait été épouvanté. Tandis qu’il souriait de sonétrange sourire et qu’il débitait mille galanteries à la fiancée deGeorge, une rage folle bouillonnait en lui. Cette Helen qu’il avaitfollement aimée, qu’il aimait encore, qu’il désirait plus quejamais, elle allait être à un autre !

Il avait envie de se jeter sur Helen et del’emporter comme une proie.

Le misérable enfonçait ses ongles dans sesmains pour se contenir.

Malgré tous ses efforts pour être aimable,Helen était forcée de lutter contre la répulsion que lui causaitcet homme qui lui avait fait tant de mal.

Helen aurait voulu fuir la présence de Dixler.Mais une force magnétique la retenait près de lui.

La jeune fille commençait à souffrirvéritablement. Heureusement, Storm reparut qui fit diversion, ilapportait un seau de cristal où il y avait des fruits glacés etdeux coupes qu’il offrit à l’Allemand et à Helen.

– Voilà les rôles renversés, dit en riantDixler, c’est le fiancé qui fait les honneurs de la maison.

Storm riait aussi ; emplissait lescoupes.

– N’allez-vous pas trinquer avecnous ? demanda Dixler.

– Si, mais je n’ai rien pour boire.

– Attendez, dit Helen, je vais appeler undomestique.

– Non, non, fit George gaiement, on n’estjamais si bien servi que par soi-même.

Et il sortit en courant.

Dixler le suivait des yeux, son regard avaitune lueur à l’expression de férocité.

– Pourquoi regardez-vous Georgeainsi ? lui demanda Helen qui avait surpris son regard.

– Je l’admire et je l’envie, répliquagalamment le directeur de la Colorado, avec un ton d’exquisecourtoisie.

Il fallait en finir, il fallait faire le gesteau moment voulu, et cet odieux rival ne serait plus qu’une chosemorte. Dixler se leva et prononça, la coupe à la main :

– Je bois à vos amours et à votrebonheur, miss Holmes, puissiez-vous être heureuse longtemps.

Storm était passé dans la petite piècecontiguë à la véranda, comme nous l’avons dit, et, tout rieur,montrait son seau vide à mistress Bradbury, la fidèle et vigilantefemme de charge de M. Hamilton.

– Vite, vite, une coupe, madame Bradbury,et remplissez un seau de fruits glacés.

Mistress Bradbury prit un air indigné.

– Attendez d’abord que je l’essuie,monsieur George.

Et rapidement, la bonne femme saisissait uneserviette, arrachait presque le vase de cristal des mains deGeorge. Pour lui faire une niche, le mécanicien lui enlevabrusquement la serviette des mains, et, la tenant en l’air,l’éloigna des doigts suppliants de la gouvernante.

George était près de la fenêtre et agitait laserviette propre comme un signal…

– Tu as vu Bill ?

– Oui, le patron agite le mouchoir. C’estle moment, Ward.

– Allons-y ! tiens, voilà notrehomme de la véranda qui se lève.

– Tu y es ?

– Oui.

– Feu, alors !

Deux coups de revolver claquèrent dans lanuit. Dixler continua.

– Je bois à vous et à votre fiancé, missHolmes, longue vie et prospérité à George Storm.

Soudain il changea. Une horrible expression desouffrance ravagea ses traits, ses yeux eurent un dernier regard derage et de haine, et il s’écroula comme une masse sur le tapis.

Une double détonation avait éclaté.

– Ham ! George ! à moi !cria Helen épouvantée et dont les yeux ne pouvaient se détacher dece grand corps, foudroyé à ses pieds.

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