L’Héroïne du Colorado

CHAPITRE V – Un enlèvement peu banal

Ainsi que nous avons eu l’occasion de leraconter plus haut, miss Helen Holmes dirigeait à Los Angeles où setrouvaient installés la majeure partie des bureaux du CentralTrust, un important service administratif.

Infatigable, veillant parfois sur ses livresde compte, ou sur sa correspondance jusqu’à une heure avancée de lanuit, c’était elle qui s’occupait du recrutement du personnel, del’approvisionnement et de l’outillage des chantiers, en même tempsqu’elle prenait part aux assemblées des actionnaires et qu’elletenait en respect les nombreux agents d’affaires d’origineallemande que Dixler commanditait à Los Angeles.

Comme le disait souvent Hamilton, cette jeunefille était comme l’âme vivante de la Central Trust, auquel elleimprimait chaque jour un nouvel et plus fécond essor.

Aussi, nulle affaire de quelque importancen’était-elle conclue, sans qu’on lui eût demandé conseil.

C’est à elle que Hamilton s’était tout d’abordadressé après la trahison de l’Irlandais, et miss Helen, sansperdre un instant, avait aussitôt téléphoné au juge de paix, dontelle avait eu l’occasion de faire connaissance en compagnie deHamilton.

M. Jonas Mortimer était un petit homme,d’une activité prodigieuse. Levé chaque matin à cinq heures, hivercomme été, il était rarement couché avant minuit et il lui arrivaitsouvent de trouver les journées trop courtes.

C’est que, dans ce pays en pleine formation,les affaires étaient aussi nombreuses qu’épineuses. Les mines, lesconcessions de terrains, les exploitations de tout genre, donnaientlieu à d’innombrables contestations, qu’il fallait trancher avecautant de célérité que d’impartialité.

À ce double point de vue, M. JonasMortimer s’était acquis une solide réputation. En quelques phrasesnettes et tranchantes, il débrouillait le procès le plus compliqué,et sa clairvoyance était si généralement connue et appréciée que,lorsqu’il avait donné tort à un plaideur, celui-ci renonçaitgénéralement à continuer le procès et cherchait un arrangement.

D’ailleurs, le juge de paix, dont laserviette, toujours bourrée de dossiers, était légendaire à vingtmilles à la ronde, connaissait admirablement tous les gens du pays,leur état de fortune, leur origine, leurs alliances, et leurmoralité.

Comme il aimait à le répéter : « Iln’est pas facile de me rouler. »

Et on le savait si bien qu’il était rare qu’onessayât.

En outre, M. Jonas Mortimer était d’untempérament très combatif, il aimait à se mesurer avec desadversaires dignes de lui, et les difficultés, au lieu de refroidirson ardeur, ne faisaient que l’animer davantage.

Il travaillait dans sa bibliothèque, lorsquela sonnerie du téléphone placé sur son bureau se fit entendre.

– Allô ! monsieurMortimer ?

– Allô ! parfaitement.

– Je suis Helen Holmes.

– Ah ! fort bien, miss Holmes, enquoi puis-je vous être utile ?

– Il s’agit encore de Dixler, expliqua lajeune fille, que la dépêche de Hamilton n’avait pu mettre aucourant de tous les détails du conflit. Il s’oppose, par laviolence, à la construction de notre voie.

Au nom de Dixler, M. Jonas avait bondi.Le Dixler qui, grâce à ses nombreuses et puissantes relations dansla colonie allemande, avait plusieurs fois réussi à le mettre enéchec. C’était pour le magistrat un véritable plaisir que d’avoir àlutter contre cet adversaire dont il connaissait l’astuce et lapuissance financière et morale.

Il accepta sans hésitation l’offre du trainspécial que lui faisait la jeune fille, au nom de l’ingénieurHamilton, et il promit d’être exact au rendez-vous.

Quand Helen entra dans la gare, un peu avantonze heures, M. Jonas y était déjà, tenant sous le bras sonindispensable serviette de maroquin – les mauvais plaisantsaffirment qu’il la plaçait chaque soir sous son oreiller, avant des’endormir.

Il salua gaiement la jeune fille et lui posaquelques questions sur Dixler ; il commençait à prendre ungrand intérêt aux révélations de la jeune fille, sur les exploitsantérieurs de l’Allemand, lorsque M. Hamilton parut.

Après les congratulations d’usage, ce dernierexpliqua rapidement ce qui s’était passé à l’occasion de la venteconsentie par Mick Cassidy et la façon déloyale dont l’Allemandavait agi en cette circonstance.

– Vous avez le contrat de vente ?demanda M. Mortimer, après un instant de réflexion.

– Parfaitement, et le reçu bien enrègle ; malheureusement, Dixler est aussi bien en règle quemoi à cet égard.

Le juge de paix haussa légèrement lesépaules.

– Cela n’a pas d’importance, dit-il d’unair détaché. Le seul fait que le contrat de Dixler porte cinq milledollars de plus que le vôtre est la preuve de la surenchère et, parconséquent, de la mauvaise foi de Mick Cassidy.

– Il est certain, fit observer Helen, quece vieux drôle ne peut nier un fait capital, c’est qu’il a vendudeux fois la même chose, délit qui est prévu par la loi.

– Puis, déclara l’ingénieur, nous avonsdes témoins et au besoin je sommerai Mick de prêter serment.

– Je connais Mick Cassidy, murmura lejuge, en recueillant ses souvenirs, c’est un Irlandais, un ancienvagabond, un tramp qui a passé dans la fainéantise la plusgrande partie de son existence. Il a eu la chance d’avoir quelquescôtes enfoncées dans un accident de chemin de fer ; c’estdepuis ce temps qu’il est rentier.

« Mais, je vous le répète, je me chargede lui faire avouer la vérité et de remettre toutes choses enl’état.

Et comme l’ingénieur s’excusait du dérangementqu’il causait à M. Jonas.

– Vous ne me causez aucun dérangement,répondit ce dernier.

« Je vous avoue au contraire, que je suisenchanté de donner une leçon à cet orgueilleux Dixler, quis’imagine qu’il est au-dessus de la loi parce qu’il est riche,influent et surtout protégé par de hautes personnalités de lacolonie allemande.

« La loi doit être la même pour tous.C’est une vérité que je lui apprendrai s’il l’ignore…

Cette conversation fut interrompue parl’arrivée d’un petit groupe de personnages graves et vêtus denoir.

C’était un des chefs de la police de LosAngeles et quelques-uns de ses agents choisis parmi les plusrobustes. Tous étaient armés de carabines et de pistoletsautomatiques. Faisant droit à la demande de M. Hamilton, lejuge de paix s’était adressé à la police locale pour le cas oùDixler, qu’on en savait fort capable, voudrait user de violence.Force devait rester à la loi.

L’officier de police, M. James Buxton etses hommes étaient des gaillards déterminés, habitués à mettre lebon ordre dans les champs de mines et dans les places où abondentles aventuriers de toutes les maisons. L’expédition qu’ils allaiententreprendre n’avait rien qui pût les effrayer.

En outre, ainsi que le fit remarquer missHelen Holmes, il n’était guère présumable que Dixler, si sûr delui, entrât ouvertement en lutte avec la force publique, ce qui eûteu pour lui de très graves conséquences.

– Permettez-moi de vous poser unequestion, demanda M. Hamilton au juge de paix. Ai-je eu raisonde ne pas attaquer Mick dans sa maison fortifiée ?

– Vous avez eu tout à fait raison, tantqu’un jugement, que la police seule est en droit de mettre àexécution, n’a pas ordonné l’expulsion d’un citoyen américain, sondomicile est inviolable.

– De sorte que si Mick ou les estafiersde Dixler m’avaient logé une balle dans la tête ?…

– Ils eussent été dans leur droit, àcondition toutefois qu’ils vous eussent pris en flagrant délitd’effraction ou de démolition de la maison.

– Somme toute, si la cabane del’Irlandais barrait entièrement ma voie, je serais obligé de larespecter.

– Il faudrait plaider, mais je vous l’aipromis, je crois avoir le moyen d’arranger l’affaire sans procès.Mick a eu très grand tort de vendre deux fois son bien à desacheteurs différents.

Cet entretien avait lieu sur le quai même dela gare pendant que le chauffeur et le mécanicien du train spécialfourbissaient leurs cuivres, vérifiaient le bon fonctionnement desfreins, des soupapes et des tiroirs et terminaient à l’aide deburettes à long col le graissage des organes délicats de leurmachine.

La cheminée lançait des torrents de fuméenoire, le manomètre enregistrait une forte pression, le trainspécial pourrait partir sitôt que M. Hamilton en donneraitl’ordre.

Mais pendant que l’ingénieur et ses amisétaient absorbés par leurs discussions et les agents du train parles préparatifs du départ, deux hommes qui jusque-là s’étaienttenus cachés derrière les bâtiments de la gare s’étaient approchéssans affectation.

Bill et Dock – c’étaient eux – avaient réussià s’introduire dans le train et personne n’avait fait attention àeux.

– Maintenant, dit Bill à son complice quis’était tapi à ses côtés dans l’angle le plus obscur du fourgon, lapremière partie de notre programme est exécutée. Nous sommes dansla place et c’est là l’essentiel.

– Oui, mais le plus difficile reste àfaire.

– Je voudrais que ce fût déjà fini. Il metarde que nous soyons partis et que le train soit en pleinecampagne déserte.

Par une bizarre coïncidence, l’ingénieurHamilton, à la minute même, disait aux personnes quil’accompagnaient :

– Monsieur Mortimer, monsieur Buxton, jene voudrais pas vous bousculer, mais il est onze heures passées etsi nous ne voulons pas arriver trop tard aux chantiers deBlackwood…

– À vos ordres, répondit-on d’une voixunanime.

– Au revoir, mon cher tuteur, dit missHelen, restée seule sur le quai pendant que tout le monde prenaitplace dans le wagon-fumoir ; vous me tiendrez au courant desévénements.

– Dès ce soir vous aurez un télégramme, àbientôt chère Helen.

– Et surtout, ajouta-t-elle, comme letrain commençait à s’ébranler, n’oubliez pas de faire mes amitiés àce brave George.

– Je n’y manquerai pas, au revoir.

Le train était déjà sorti de la gare que lajeune fille, toute songeuse, demeurait encore à la même place.Bientôt la locomotive du train spécial ne fut plus qu’une petitetache de fumée grise au fond de l’horizon. C’est alors seulementque miss Helen se décida à regagner ses bureaux.

Il nous faut maintenant revenir à George Stormque nous avons laissé à Blackwood.

Tout en attendant avec confiance l’arrivée dumagistrat, le jeune homme mettait toute son ardeur, tout sonentrain à stimuler les travailleurs qui faisaient avancer la voiede la Central Trust.

– En avant, ne cessait-il de leurrépéter. Je vous promets une bonne gratification à tous, sitôt queM. Hamilton sera de retour ! Hardi, camarades, il fautdevancer ceux de la Colorado Coast.

Et, pour donner l’exemple, il mettait lui-mêmela main à la pâte.

Le rail s’allongeait avec une céléritémerveilleuse.

Dixler ne donnait pas signe de vie.

On eût dit que, comme il l’avait déclaré, ilrenonçait à la lutte.

Il s’était enfermé dans la maison de MickCassidy avec ce dernier, et il n’en sortait plus.

On ne devait pas tarder à apprendre le sujetde leur mystérieuse conférence.

Quand enfin Mick apparut au seuil de samaison, il était rayonnant et serrait avec affectation dans sapoche des papiers qui ressemblaient fort à des bank-notes.

Quant à Dixler, en dépit de son impossibilitéde commande, il réprimait à peine un sourire de satisfaction. SiGeorge Storm, tout entier à son travail, eût pu voir ce jeu dephysionomie, il ne fût pas demeuré sans inquiétude, mais il nes’aperçut de rien.

Cependant, un mouvement extraordinairecommençait à se produire dans le chantier de Dixler. Mick étaitrentré chez lui…

Tout à coup, une équipe d’une vingtained’hommes s’avança vers la maison. Ils portaient d’énormes cordages,munis de crochets d’acier à l’une de leur extrémité.

La maison de Mick reposait tout entière sur unbâti de poutres posées à plat, surélevées de quelques centimètrespar des pierres, pour éviter l’humidité. Entre ce bâti et le sol,il y avait un espace vide.

C’est par là que les hommes de Dixlerpassèrent d’abord leurs cordages, qui furent tirés au-dessus dutoit et assujettis à l’aide des crochets.

En un clin d’œil, à la grande surprise deGeorge Storm et de ses ouvriers qui n’y comprenaient rien, lamaison fut comme emmaillotée de câbles solides qui tous vinrent seréunir à un crochet central placé au-dessus du toit.

– Du diable, si je comprends ce qu’ilsveulent faire, dit un poseur de rails.

– On dirait, fit un autre, qu’ils vontemporter la maison, comme on emporte une cage à serins, parl’anneau qui la surmonte.

On fut bientôt fixé sur les intentions deDixler, qui, sans doute, pendant leur longue conférence, avaitobtenu ou acheté l’autorisation de Mick.

Une grue à vapeur, montée sur rails, partitlentement du chantier de la Colorado Coast et s’avança vers lamaison, en suivant la voie qui s’arrêtait à la porte del’Irlandais.

La formidable machine – elle pouvait souleverjusqu’à cinquante tonnes – stoppa à quelques mètres de la maison etdes appareilleurs se mirent aussitôt en devoir d’attacher au brasdu levier de la machine, le crochet qui réunissait tous lescordages.

Un « oh ! » de stupeur etpresque d’admiration s’éleva de toutes les poitrines.

Le doute n’était plus possible, Dixlerenlevait la maison du vieil Irlandais, comme un simple ballot demarchandises. À une petite fenêtre, on pouvait voir le propriétairede l’immeuble, nullement émotionné et fumant d’un air goguenard sonéternelle pipe.

George n’avait pas perdu un détail de cettescène.

– Je ne puis, songeait-il, m’opposer à ceque fait Dixler. Le malheur est qu’une fois la maison enlevée,l’Allemand va pouvoir, sur l’emplacement qu’elle occupe, continuersa voie, parallèlement à la nôtre.

Les ouvriers discutaient les chances de succèsde l’opération.

– Cela réussira, disait l’un d’eux, lagrue peut lever cinquante tonnes, la maison du vieux maniaque, mêmeavec le mobilier, ne pèse pas si lourd.

– Oui, mais elle n’est pas solide, lesplanches sont vermoulues, elle peut éclater en morceaux au momentoù on va la soulever de terre.

Les chaînes de la grue à vapeur venaient degrincer, il se fit un profond silence. Tous les ouvriers avaientabandonné leur travail et regardaient bouche bée un spectacle siextraordinaire.

Tout à coup, un craquement sourd se produisit.La maison de Mick Cassidy venait de s’arracher du sol et commençaità s’élever dans les airs avec une lenteur majestueuse.

Quelques applaudissements éclatèrent, mêmedans le camp de la Central Trust.

– Bravo ! Dixler, bien joué.

– Maintenant, il pourra continuer lavoie. Hamilton est roulé ! La maison, cependant, continuait às’élever.

– Que vont-ils en faire ? ditquelqu’un, en remarquant que la grue demeurait à la même place. Ilsdevraient la porter plus loin.

– Je me demande où ils vont la placer.Maintenant qu’ils la tiennent, ils devraient s’en aller avec.

Cette question que tout le monde se posait, setrouva résolue de la façon la plus imprévue.

L’habitation de Mick se balançait maintenant àplusieurs mètres du sol.

Un coup de sifflet retentit.

Brusquement le bras d’acier de la grue obliquade gauche à droite.

La maison de Mick Cassidy se trouvaitmaintenant juste au-dessus de la voie que George était en train deconstruire.

Avant que les témoins de cette scène,pétrifiés de surprise, eussent pu prendre une décision ouintervenir d’une façon quelconque, la vaste poutre d’acier s’étaitrapidement abaissée.

La maison reposait, maintenant, sur lesderniers rails, posés une heure auparavant par les ouvriers de laCentral Trust.

– Et maintenant, ricana Mick, enapparaissant sur le seuil de la porte, avec sa pipe, n’oubliez pas,vous autres, que le domicile d’un citoyen américain est inviolable.Ah ! ah ! voilà une excellente plaisanterie.

George Storm était désespéré.

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