L’Héroïne du Colorado

CHAPITRE III – Un coussin dans unevitre

Il y avait à peine cinq minutes que Helenétait en marche quand elle ressentit un choc violent qui faillit larenverser sur sa plate-forme. Aussitôt qu’elle eut repris sonéquilibre, elle se pencha au-dehors et s’aperçut alors que salocomotive était séparée du fourgon qui s’en allait maintenant toutseul à l’aventure.

D’un coup d’œil, elle comprit ce qui s’étaitpassé. Un poteau, qu’on venait de dresser le long de la voie pour yposer des fils télégraphiques et sans doute mal enfoncé, s’étaitabattu tout à coup et, tombant entre la locomotive et le fourgon,avait rompu les amarres.

Le mal n’était pas bien grand ; Helenstoppa aussitôt et sauta à bas de sa machine.

Mais alors elle poussa un cri d’effroi.

Par une inconcevable malchance, le wagonemporté par son élan venait de s’engager sur la grande ligne dontla pente à cette partie du tracé était assez forte.

Et le fourgon continuait à rouler et savitesse s’accentuait.

Abandonnant sa machine sur la voie de garageoù elle venait de l’arrêter, Helen se mit à courir de toutes sesforces dans la direction du camp.

Quand elle y arriva, la bataille continuaitencore entre les hommes de Hamilton et les équipes de Dixler.

Sans s’occuper des combattants, la jeune fillese précipita sur le garage où elle savait trouver la puissante autode Dixler.

Deux fois la mise en marche refusa, enfin autroisième tour de volant, le moteur ronfla et l’auto démarra envitesse.

En deux minutes l’intrépide jeune fille étaitsur la voie où elle s’engagea à la poursuite du fourgonemballé.

Elle le distinguait maintenant très bien quiroulait comme un fou, mais assez loin devant elle.

Elle se mit à rire en songeant à la têtequ’allaient faire George et son tuteur en s’apercevant qu’ilsmarchaient sans machine.

Tout à coup elle eut un cri étouffé et elledevint toute pâle.

– L’express, l’express qui quittaitOceanside à 10 h 40, si on ne l’arrêtait pas, il allaitarriver en trombe et pulvériser le fourgon !

Helen réfléchit quelques secondes, son planfut vite bâti.

– Oui, oui, c’était bien cela, il n’yavait pas autre chose à faire.

Elle regarda l’heure à son poignet etmurmura.

– J’arriverai peut-être à temps.

Elle se reprit.

Un pli de volonté barra son front pur.

Une expression d’énergie virile durcit sesjolis traits.

Et elle dit avec un intraduisible accentd’énergie.

– Il faut que j’arrive à temps.

*

**

M. Josuah Batchelor occupait le postemodeste, mais utile, de préposé télégraphique au mille 914, entreTempleton et Baird, sur la ligne d’Oceanside.

C’était un grand garçon, d’aspectmélancolique, qui, toute la semaine, vivait solitaire dans sapetite maison de bois, n’ayant pour unique distraction que lecontinuel passage des trains et la sonnerie du télégraphe quil’appelait pour lui transmettre une dépêche qu’il expédiaitlui-même au poste central.

Ce matin-là, il était moins triste qued’habitude, parce que le calendrier marquait vendredi.

N’en concluez pas, mes chers lecteurs, queM. Batchelor était superstitieux à rebours. Non.

M. Batchelor était satisfait de savoirqu’on était au cinquième jour de la semaine parce qu’il pensait quequelques heures le séparaient seulement de cette bienheureusejournée du dimanche où il avait congé, tandis qu’un camarade moinsheureux le remplaçait au mille 914.

Tout en attendant le passage de l’express,M. Josuah Batchelor se rasait devant un morceau de glace, quiétait le plus bel ornement de son intérieur, et tout en se rasant,M. Batchelor pensait à la belle partie de yole qu’il ferait cebienheureux dimanche prochain, sur le San Joaquin, en compagnie deses amis, MM. Gibs et Caulthorn et de miss Violetta Cameron,miss Lilian Cassathy et de miss Eva Morgan ; jusqu’à présent,il faut l’avouer, miss Eva Morgan n’avait que faiblement répondu àla flamme discrète de son adorateur, mais M. Batchelor étaitsûr qu’il serait plus heureux ce prochain dimanche.

Oh ! comme il saurait trouver desexpressions éloquentes, comme il glisserait dans la jolie petiteoreille rose des choses tendres et douces.

Un fracas épouvantable, un bruit de vitresbrisées et d’objets renversés arracha M. Batchelor à sespoétiques rêveries.

Il jeta son rasoir sur la table et seretourna.

Quel désastre !

Le vitrage de sa maisonnette entièrementbrisé, des débris de verres jonchaient la table aux appareils, sescrayons au hasard sur le plancher, et puis… et puis… Ah çà !c’était le comble ! un énorme coussin d’automobile en cuirnoir, qui était sans doute tombé du ciel.

M. Batchelor restait la bouche ouverte,la figure toute floconneuse de mousse de savon, l’âme angoissée,quand il lui sembla qu’il y avait quelque chose d’écrit sur lecoussin.

L’employé de la Central Trust sortit de sonengourdissement passager et alla ramasser le coussin.

Il ne s’était pas trompé.

Sur le cuir noir il y avait, hâtivement tracésà la craie, ces quelques mots :

Wagon emballé sur grande ligne. Arrêtezexpress à Baird. – Helen Holmes.

M. Batchelor était poète, mais c’étaitaussi un consciencieux employé.

Sans s’attarder à épiloguer sur l’incroyableévénement qui faisait pleuvoir chez lui des coussins télégrammes,il se rua sur sa machine et transmit scrupuleusementl’avertissement de Helen à la gare de Baird.

Justement, ce même matin, comme les appareilsétaient silencieux, il y avait une grande discussion entremessieurs les employés du bureau télégraphique de Baird.

M. Belhouse soutenait que Canington étaitle meilleur avant des équipes de football de la contrée, tandis queM. Bartholomew affirmait que O’Reilly lui était infinimentsupérieur.

M. Donehue, le chef de gare, qui entraità ce moment, fut convié à les départager.

M. Donehue réfléchit profondément.

À ce moment un train quittait la gare etpassait sur les plaques mobiles, secouant de son fracas tous lesvitrages de la légère baraque.

– À mon avis, commença M. Donehue,si Canington a réellement de grandes qualités dans ses attaques depointe…

Il s’arrêta net.

La sonnerie du téléphone venait deretentir.

– Voyez donc, Belhouse, dit-il en prenantun air grave.

M. Belhouse se pencha sur son appareil,qu’il fit manœuvrer. Au bout d’une minute, il tendait un papier àM. Donehue. Le chef de gare y jeta les yeux négligemment. Toutà coup, il sursauta.

– Ah ! tonnerre ! qu’est-ce queje viens de lire ?

« Wagon emballé sur la grande ligne,arrêtez express à Baird. – Helen Holmes. »

Le malheureux chef de gare s’arrachait lescheveux.

– Mais il est parti l’express…

– Peut-être, objecta M. Bartholomew,pourrait-on le rattraper à Brougham, où il ralentit pourl’aiguille…

– Oui, oui, c’est cela, vous avez raison,s’écria le chef de gare. Vite, vite, Belhouse, télégraphiez àBrougham.

– Bien, chef, mais quoi ?

– Ceci : « Retenez train 8.Ligne pas libre. Donehue. »

M. Belhouse se pencha sur son appareil etse mit à pianoter.

– Là, dit-il au bout d’un instant, c’estfait.

– Je vous remercie, M. Belhouse.

– Il n’y a pas de quoi, chef.

– Alors, reprit le chef de garecomplètement rassuré et en s’asseyant sur la table, vous voulezconnaître mon avis sur la valeur respective de Canington etd’O’Reilly… eh bien ! voilà.

Il était écrit au livre du destin, queMM. Belhouse et Bartholomew ne connaîtraient jamais l’opinionéclairée de M. Donehue sur les deux champions en cause.

La sonnerie du téléphone se fit entendre.

– C’est assommant, murmuraM. Donehue, on ne peut pas être une minute tranquille.

Consciencieusement, M. Belhouse recevaitla dépêche. Au dernier mot il eut un cri.

– Oh ! chef !

– Qu’est-ce qu’il y a ?

– Lisez.

Et l’infortuné chef de gare put lire sur lepapier tendu :

Train 8, passé en gare il y a une minute.Heure réglementaire.

L.

M. Donehue devint blême comme cire.

Il mit la tête dans ses mains, enmurmurant :

– Que va-t-il se passer ! queva-t-il se passer !

*

**

Tout en roulant, Helen avait arraché, enmaintenant, comme elle pouvait, du coude le volant, un des coussinsde cuir de l’automobile. Grâce à un morceau de craie trouvé dans lapochette de la voiture, elle avait pu y écrire les mots que nousconnaissons, et quand elle avait passé en vitesse devant la portede M. Batchelor, elle avait envoyé dans le vitrage le coussin,à toute volée.

Maintenant, les yeux rivés au fourgon qui, auloin, devant elle, filait comme une flèche, Helen poussait tantqu’elle pouvait sa machine, en murmurant :

– Je gagne ! je gagne !… Je lesaurai rejoints avant vingt minutes.

Elle ajouta mentalement :

« Pourvu qu’on ait pu arrêterl’express ! »

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