L’Héroïne du Colorado

CINQUIÈME ÉPISODE – À qui lepassage ?

CHAPITRE PREMIER – Dans les griffes deDixler

Il y a trois préceptes essentiels qui sontcomme la base de l’éducation de la jeune fille américaine :n’être intimidée par personne, savoir se tirer d’affaire sans lesecours d’autres, et se faire respecter de tous en toutescirconstances.

C’est ainsi que miss Helen Holmes, en faced’un grand magasin de nouveautés de la ville de Los Angeles,parlait à Spike, l’ancien forçat, avec autant de calme et d’aisanceque si elle se fût trouvée dans le salon paternel, à la villa deCedar Grove.

Spike, grâce à la générosité de miss Helen,venait de revêtir un complet neuf – un complet à carreaux peut-êtreun peu trop voyant – il était rasé de frais, chaussé de solidesbottines, encore parées de l’étiquette du marchand, et il arborait,non sans fatuité, un col de chemise et des manchettesimpeccables.

Sa physionomie même reflétait une satisfactionpleine de bonhomie, qu’on lui avait rarement connue autrefois.

Somme toute, notre vieille connaissance, Spikele malandrin, avait fait peau neuve de la façon la pluscomplète.

– Je suis heureuse de voir, dit gaiementmiss Helen, que vous voici redevenu tout à fait un gentleman.

– J’appartiens à une excellente famille,murmura Spike, avec une modestie affectée, et, de plus, j’aipendant assez longtemps exercé – vous le savez peut-être – laprofession d’artiste dramatique.

– C’est fort bien, reprit la jeune fille,mais il faut maintenant tâcher de mettre votre conduite en rapportavec d’aussi beaux antécédents.

– Miss Helen…

– Laissez-moi vous parlerfranchement ; j’ai pu me rendre compte que, malgré tous vosdéfauts – pour ne pas employer un mot plus énergique – vous nemanquez pas de qualités. Vous avez agi envers moi et envers mesamis d’une façon que je n’oublierai pas.

– Je n’ai fait qu’obéir à lareconnaissance… déclama Spike avec emphase.

– Mister Spike, répliqua sévèrement missHelen – tout en se mordant les lèvres pour ne pas rire –, nous nesommes pas au théâtre. Ce que je vous dis est très sérieux. Vousêtes intelligent, instruit même ; il ne tient qu’à vous defaire honorablement votre chemin dans le monde.

– Je vous obéirai en toutes choses,murmura humblement l’ancien forçat.

– Ce que je vous demande n’est pas biendifficile.

À ce moment, la jeune fille crut entendre toutprès d’elle un chuchotement confus ; elle regarda dans toutesles directions, elle ne vit personne.

Pourtant, elle ne s’était pas trompée. Tapidans un angle propice, Dixler, qu’accompagnaient deux Allemands,Dock et Bill, ses acolytes ordinaires, avait suivi laconversation.

– Maintenant, murmura-t-il avec rage,voilà Spike au service de ce démon femelle ! Je m’en doutaisdepuis longtemps. Mais cela ne se passera pas ainsi ; enattendant, continuons à écouter cette intéressanteconversation.

Tout à son œuvre de régénération, miss Helenpoursuivait :

– Il faut, Spike, que vous deveniez notrecollaborateur dévoué, dans l’œuvre que nous avons entreprise ;vous nous aiderez à déjouer les ruses de ce bandit de Dixler, àpercer à jour ses complots.

– Nous avons affaire à forte partie,murmura Spike, devenu pensif.

– Je le sais, Dixler a derrière lui deuxgrosses banques teutonnes et, derrière ces banques, l’ambassadeurd’Allemagne lui-même. On ne lui ménage ni les capitaux ni lesrecommandations. Sans cette protection ténébreuse, il y a longtempsque la Central Trust aurait terminé le réseau de ses voies ferrées,et que la Colorado Coast aurait baissé pavillon.

– Je connais tout cela mieux quepersonne. Les Allemands ont compris l’importance d’une ligne quidraguerait à leur profit les richesses minières du Colorado. Ils nereculeront devant rien pour arriver à leur but. Vous voyez quemalgré vos récents triomphes, malgré l’impossibilité où ils sont decontinuer un tunnel sous les montagnes du Diable, ils n’ont pashésité à entreprendre la construction d’une ligne parallèle à lavôtre.

La jeune fille releva fièrement latête :

– Ils ne m’intimideront pas une seuleminute, s’écria-t-elle. Pas plus moi que M. Hamilton et quemon vieux camarade George Storm. Nous verrons si l’astuce allemandel’emportera sur trois volontés américaines. Est-ce que vous auriezpeur de Dixler, mister Spike ?

– Nullement, répliqua l’ex-bandit, avecvivacité, je suis prêt à lutter avec vous contre Dixler et sabande. Je vous prouverai que je ne suis pas un ingrat.

– Alors, c’est entendu, vous êtes desnôtres. Vous rompez carrément avec Dixler et sa bande.M. Hamilton va vous donner des appointements raisonnables etun emploi en rapport avec votre intelligence. Si nous réussissons,et nous réussirons, j’en suis sûre, vous ne serez pas oublié. Et,d’abord, soyons pratiques, avant tout, avez-vous besoind’argent ?

Et sans attendre la réponse de Spike, quiesquissait un geste de dénégation, elle lui tendit plusieursbank-notes.

– Ne me remerciez pas, continua la jeunefille, vous nous avez déjà rendu de grands services, et je suiscertaine que vous nous en rendrez bien d’autres encore.

La conversation entre le malandrin repentantet celle qui, si généreusement, essayait de l’arracher à la voie dumal, se poursuivit longtemps sur ce thème.

Spike reçut de miss Helen les instructionsprécises sur le rôle nouveau qu’il aurait à jouer dans la CentralTrust.

Tout en parlant, ils étaient arrivés près d’unsquare planté de beaux arbres et, en ce moment, presque désert.C’est là qu’ils se séparèrent.

– Au revoir, mister Spike, et boncourage, dit gaiement miss Helen en se retirant. J’espère que d’icipeu vous me donnerez de vos nouvelles.

La jeune fille était à peine hors de vue, queDixler et ses deux acolytes apparurent aux regards effarés deSpike, d’une façon aussi inopinée que s’ils fussent sortis d’unetrappe.

– Tous nos compliments, Spike, fit Dixlerd’un air goguenard, vous possédez d’admirables relations.

– J’ai les relations qu’il me plaît,grommela l’ex-bandit, décidé à brusquer les choses. Elles valenttoujours bien les vôtres, je suppose ?

Dixler continua, imperturbable.

– Par un pur hasard, j’ai eu le plaisird’entendre une partie de votre conversation avec la charmante missHelen Holmes.

– Dites que vous nous espionniez.

– Cela est encore bien possible. J’aiconstaté avec un vif regret que monsieur Spike abandonnait sesvieux amis et passait avec une désinvolture charmante dans le campde l’ennemi.

– Eh ! bien, après ?…

– Chacun est libre de faire ce qu’ilveut, continua Dixler, avec un sang-froid qui exaspérait soninterlocuteur, mais, avant de lâcher aussi malproprement les amisqui vous ont arraché au bagne et, peut-être, au fauteuild’électrocution, il est bon de payer ses dettes.

– Quelles dettes ?

Dixler qui, jusqu’alors en parlant à sonancien complice avait employé le « vous » cérémonieux,reprit le tutoiement cynique dont il usait ordinairement.

– Tu n’as pas beaucoup de mémoire monvieux, fit-il, tu oublies que je t’ai engagé dans mon chantiercomme travailleur de la voie et que je t’ai versé deux semainesd’avance. Tu me dois deux semaines de travail.

Heureux d’en être quitte à si bon compte,Spike poussa un soupir de soulagement.

– Qu’à cela ne tienne, s’écria-t-il, enfouillant dans son portefeuille, je vais vous rembourser l’avanceque j’ai reçue, mais, à l’avenir, je ne veux plus rien avoir decommun avec vous.

En cherchant dans ses papiers, Spike avaitaperçu le contrat de travail passé entre Dixler et lui, il le pritet le mit en morceaux, en même temps qu’il tendait à son anciencomplice le prix des deux semaines qui lui avaient étéavancées.

Dixler et ses deux acolytes, qui, jusque-là,étaient demeurés silencieux, éclatèrent d’un rire énorme.

– Ah çà ! dit l’Allemand d’un tonnarquois, est-ce que tu te moques du monde ? Que veux-tu queje fasse de ces quelques misérables bank-notes ? Ce n’est paston argent que je veux, c’est ton travail ; tu vas me suivreimmédiatement au chantier, je t’emmène.

– Je refuse.

– Je suis sûr que tu voudras mesuivre.

– Nous allons bien voir.

– C’est tout vu…

– Faites ce que vous voudrez, je ne veuxplus, à l’avenir, être votre esclave et votre complice.

– C’est bien, mon vieux ; alors,puisque tu m’y forces, je vais employer, pour te convaincre, unautre genre d’argument.

Les deux hommes se regardèrent quelque tempsles yeux dans les yeux.

Spike était très pâle, mais résolu. Dixlerriait d’un mauvais rire ; derrière lui, ses deux acolytes,Bill et Dock, ricanaient.

L’Allemand avait tiré de sa poche un journal,qu’il déplia avec une lenteur affectée.

La première page était ornée d’unephotographie – celle de Spike – qu’entourait un texte dont Dixlerdonna lecture à haute voix en s’arrêtant sur chaque mot, aveccomplaisance. Voici quel était ce texte :

500 dollars de récompense à qui livrera lebandit Thomas, autrement dit Spike Canneras, taille 1 mètre 70,yeux bleus, nez busqué, bouche grande, menton ovale, oreilleslarges ; il porte sur l’avant-bras droit un tatouagereprésentant un dragon chinois. Récemment évadé d’un pénitencier,Spike a été plusieurs fois condamné pour vol et pourescroqueries.

Signé : le shérif : DALGUEN.

– Tu comprends, ajouta Dixler, aprèsavoir terminé la lecture de ce document édifiant, que si tu refusesde me suivre au chantier, j’ai là une excellente occasion de gagnercinq cents dollars.

Spike baissait la tête, la rage et ledésespoir dans le cœur.

– Tu vois, continua l’Allemand, de plusen plus gouailleur, que je suis maître de la situation. Je suisencore bon prince. Combien, à ma place, après l’ingratitude dont tuviens de faire preuve, n’hésiteraient pas devant une si belleoccasion. Cinq cents dollars, c’est une somme.

Le misérable Spike ne répondit pas un mot. Ilse voyait déshonoré aux yeux de miss Helen, à laquelle une grandeheure auparavant, il faisait de si belles promesses. Il eût vouluêtre mort.

Dixler savourait avec un cruel sourire, laconfusion et la douleur de son ancien complice.

– Allons, lui dit-il, je vois que tu ascompris qu’il n’y a rien à faire contre moi. Monte en auto biengentiment et tâche de ne plus comploter à l’avenir avec cettepetite sotte de miss Helen ! C’est le meilleur conseil que jepuisse te donner dans ta situation.

Bon gré, mal gré, Spike dut obéir, et monteren auto avec son ennemi, qui exigea, en outre qu’il déchirât lecontrat qu’il avait précédemment signé à Helen.

Malgré le découragement et la honte qu’iléprouvait, Spike tint cependant à montrer à Helen qu’en dépit desapparences, il ne l’avait pas trahie.

Comme les deux chantiers, celui de la CentralTrust et celui de la Colorado Coast étaient voisins, Spike eutl’occasion de parler à George Storm qu’il mit au courant de lavérité et qu’il chargea de restituer à la jeune fille l’argentqu’elle avait avancé et jusqu’au complet à carreaux – naguère sonorgueil – qu’il avait acheté avec une partie de la somme.

Dixler, informé du fait en prit prétexte pourexpédier Spike dans un autre chantier éloigné de plusieurs milles,afin qu’il n’eût plus aucun rapport avec miss Helen et sesamis.

L’Allemand ne désespérait pas de dompter toutà fait l’ancien forçat qu’il avait complètement à sadiscrétion ; il eût été heureux de retrouver en luil’instrument docile dont il s’était tant de fois servi, et ilcomptait bien réussir à force de privations et de menaces.

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