Le Roman d’un enfant

Le Roman d’un enfant

de Pierre Loti

À SA MAJESTÉ LA REINE
ÉLISABETH DE ROUMANIE

Préface

Décembre 188….

Il se fait presque tard dans ma vie, pour que j’entreprenne ce livre : autour de moi, déjà tombe une sorte de nuit : où trouverai-je à présent des mots assez frais, des mots assez jeunes ?

Je le commencerai demain en mer ; au moins essaierai-je d’y mettre ce qu’il y a eu de meilleur en moi, à une époque où il n’y avait rien de bien mauvais encore.

Je l’arrêterai de bonne heure, afin que l’amour n’y apparaisse qu’à l’état de rêve imprécis.

Et, à la souveraine de qui me vient l’idée de l’écrire, je l’offrirai comme un humble hommage

De mon respect charmé,

PIERRE LOTI.

I

C’est avec une sorte de crainte que je touche à l’énigme de mes impressions du commencement de la vie, –incertain si bien réellement je les éprouvais moi-même ou si plutôt elles n’étaient pas des ressouvenirs mystérieusement transmis… J’ai comme une hésitation religieuse à sonder cet abîme…

Au sortir de ma nuit première, mon esprit ne s’est pas éclairé progressivement, par lueurs graduées ; mais par jets de clartés brusques – qui devaient dilater tout à coup mes yeux d’enfant et m’immobiliser dans des rêveries attentives – puis qui s’éteignaient, me replongeant dans l’inconscience absolue des petits animaux qui viennent de naître, des petites plantes à peine germées.

Au début de l’existence, mon histoire serait simplement celle d’un enfant très choyé, très tenu, très obéissant et toujours convenable dans ses petites manières, auquel rienn’arrivait, dans son étroite sphère ouatée, qui ne fût prévu, etqu’aucun coup n’atteignait qui ne fût amorti avec une sollicitudetendre.

Aussi voudrais-je ne pas écrire cette histoirequi serait fastidieuse ; mais seulement noter, sans suite nitransitions, des instants qui m’ont frappé d’une étrange manière, –qui m’ont frappé tellement que je m’en souviens encore avec unenetteté complète, aujourd’hui que j’ai oublié déjà tant de chosespoignantes, et tant de lieux, tant d’aventures, tant de visages.J’étais en ce temps-là un peu comme serait une hirondelle, néed’hier, très haut à l’angle d’un toit, qui commencerait à ouvrir detemps à autre au bord du nid son petit œil d’oiseau ets’imaginerait, de là, en regardant simplement une cour et une rue,voir les profondeurs du monde et de l’espace, – les grandesétendues de l’air que plus tard il lui faudra parcourir. Ainsi,durant ces minutes de clairvoyance, j’apercevais furtivement toutessortes d’infinis, dont je possédais déjà sans doute, dans ma tête,antérieurement à ma propre existence, les conceptionslatentes ; puis, refermant malgré moi l’œil encore trouble demon esprit, je retombais pour des jours entiers dans ma tranquillenuit initiale.

Au début, ma tête toute neuve et encoreobscure pourrait aussi être comparée à un appareil de photographerempli de glaces sensibilisées. Sur ces plaques vierges, les objetsinsuffisamment éclairés ne donnent rien ; tandis que, aucontraire, quand tombe sur elles une vive clarté quelconque, ellesse cernent de larges taches claires, où les choses inconnues dudehors viennent se graver. – Mes premiers souvenirs en effet sonttoujours de plein été lumineux, de midis étincelants, – ou bien defeux de branches à grandes flammes roses.

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