Le Dernier mot de Rocambole – Tome III

Chapitre 22

 

Marmouset fut alors en proie à une sorted’ivresse ressemblant à celle que procure le hachisch. Ses yeuxs’étaient fermés ; cependant il ne dormait pas, et il avaitconscience de ce qui se passait autour de lui.

Le brouillard parfumé continuait à le pénétrerpar tous les pores, lui montait au cerveau et lui faisait éprouverune jouissance mystérieuse.

Deux fois il essaya de se lever et ne leput.

Enfin, la troisième fois, il réussit, marchaen chancelant jusqu’à la chaise longue tout à l’heure occupée parla femme aux cheveux roux, et s’y laissa retomber sans force, maistoujours livré à cette ivresse singulière.

Alors, un nouveau phénomène se produisit.

Le brouillard perdit de son intensité, tout enconservant son parfum pénétrant, et une clarté mate vint frapper denouveau le visage de Marmouset qui rouvrit les yeux.

L’homme qui tout à l’heure brandissait unpoignard, avait fait place peu à peu à un homme heureux et n’ayantpas la conscience de son étrange bonheur.

Marmouset songeait à la Belle Jardinière.

Non plus à la femme poursuivie et ensuiteadorée par Montgeron ; mais à la femme qu’il avait vue tout àl’heure et qui lui paraissait si belle.

Et Marmouset murmura avec un accent de voluptéinouïe :

– Oh ! comme on doit aimer cettefemme !

Alors, il se fit un léger bruit, un pas furtifglissa sur le tapis du boudoir, le brouillard devint de plus enplus transparent, et Marmouset vit la femme aux cheveux roux quis’avançait vers lui.

Elle avait aux lèvres un sourire à donner levertige.

Son œil, chargé de magnétiques effluves, sefixa sur Marmouset et acheva de lui faire perdre la raison.

Puis d’une voix douce, harmonieuse,fascinatrice :

– Ah ! dit-elle, tu crois qu’on doitm’aimer ?

– Oui, murmura-t-il avecextase.

Elle vint s’asseoir auprès de lui et prit unede ses mains dans les siennes.

À ce contact, Marmouset se sentit mourir devolupté.

– Et toi, dit-elle,m’aimerais-tu ?

– Oh ! oui.

Et Marmouset, complètement fou, essaya depasser un de ses bras autour de sa taille flexible et mince commecelle d’une guêpe.

– Mais ne voulais-tu pas me tuer tout àl’heure ? dit-elle.

– Non… Je ne sais pas… Je t’aime…

– Ah !

– Parle, ordonne, continua Marmouset, jeserai ton esclave.

Elle lui jeta ses deux bras autour ducou :

– Pourquoi, reprit-elle, voulais-tu doncvenger Montgeron ?

À ce nom. Marmouset eut un faible éclairde raison ; il essaya même, un moment, de secouer cettetorpeur voluptueuse qui l’étreignait, d’appeler à lui toute saprésence d’esprit pour rompre le charme fatal.

Mais la force lui manqua.

– Montgeron, balbutia-t-il,Montgeron ?… Connais pas… Qu’est-ce que Montgeron ?

– Et tu m’aimes ?

– Oh !

Il se laissa glisser à genoux devant elle etla regarda avec extase.

Le brouillard n’était plus qu’une gaze légèreau travers de laquelle les flambeaux qui brûlaient sur la cheminéeavaient repris tout leur éclat.

– Je t’aime !… je t’aime !…répétait Marmouset.

Elle se pencha sur lui et, ses lèvreseffleurèrent les lèvres du jeune homme.

Alors Marmouset ferma de nouveau les yeux, etson esprit s’envola dans le monde des rêves.

**

*

Et quand Marmouset revint à lui, un froid vifet piquant le pénétrait par tout le corps.

En même temps, il sentit qu’il était couchésur la terre humide.

Ses yeux, ouverts tout à coup, rencontrèrentun ciel gris, nuageux, dans lequel couraient les premières clartésdu matin.

Le boudoir de la femme aux cheveux roux avaitdisparu.

Marmouset était couché en plein air, sur ledos au milieu du chantier d’une maison en construction.

Il était tout meurtri, tout contusionné, etson cerveau, encore alourdi par les fumées de cette bizarre ivresseà laquelle il était en proie, essayait vainement de coordonner sesidées et ses souvenirs.

Il se leva, fit jouer ses membres pour leurrendre leur élasticité ordinaire.

Puis il se mit à marcher.

Le chantier était clos par une palissade enplanches.

Cependant au milieu de la palissade il y avaitune brèche.

Ce fut vers ce point que Marmouset sedirigea.

La brèche était assez grande pour que le corpsd’un homme y pût passer.

Marmouset se glissa au travers.

Il se trouva alors sur un de ces boulevardsencore déserts, au long desquels s’élèvent quelques rares maisons,et qui, percés nouvellement, descendent des environs de la barrièrede l’Étoile vers la Seine en passant sur les ruines duTrocadéro.

Marmouset finit par rassembler ses souvenirsun à un.

Il se rappela les événements de la veille, lamort de Montgeron et du baron Henri ; puis, son expéditionnocturne chez la Belle Jardinière, et les crampons de fer quil’avaient réduit à l’impuissance, et le brouillard parfumé et lesregards enivrants de cette femme, aux pieds de laquelle il s’étaitendormi.

Alors secouant les dernières torpeurs del’ivresse opiacée qui l’avait étreint, il fut saisi d’un sentimentde colère.

Cette femme s’était jouée de lui, comme elles’était jouée de Montgeron, du baron Henri et peut-être del’infortuné Maurevers.

– Mais je suis l’élève de Rocambole,moi ! se dit-il avec un accent de fierté. Et nous verronsbien. À nous deux donc, la Belle Jardinière !

Comme on le voit, ce violent amour d’une heurequ’il avait éprouvé faisait place, chez Marmouset, à un sentimentde haine et de ressentiment.

Il eût bientôt retrouvé son chemin ettraversant tous ces terrains boueux qui s’étendent à droite duTrocadéro, il se dirigea vers l’avenue Marignan.

Vanda avait passé toute la nuit à attendrevainement Marmouset.

Quand elle le vit paraître, elles’écria :

– Que t’est-il donc arrivé, pour que tuoublies les volontés du maître ?

– C’est juste, répondit Marmouset.C’était cette nuit, à minuit, que je devais ouvrir le plicacheté.

– Et il est sept heures du matin.

– Pardonnez-moi, mais il n’y a pas de mafaute.

Et sans vouloir s’expliquer davantage,Marmouset s’enferma dans le boudoir de Vanda et rompit le cachet decette volumineuse enveloppe qui renfermait les volontés deRocambole.

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