Le Dernier mot de Rocambole – Tome III

Chapitre 5

 

M. Lépervier et le vicomte de Montgeronse regardèrent alors avec une stupéfaction mutuelle.

Que signifiait la déclaration duvicomte ?

Que voulait dire la dernière phrase du chef debureau.

M. de Montgeron rompit le silence lepremier :

– Monsieur, dit-il, je vois que la policem’a prévenu, et cette photographie m’est une preuve que tandis queje revenais peu à peu de l’espèce d’asphyxie qui a été la suite demon aventure, elle faisait une perquisition à Bellevue, dans lamaison de la Belle Jardinière, perquisition qui amenait ladécouverte du cadavre de mon ami Maurevers.

– Monsieur le vicomte, interrompitbrusquement M. Lépervier, je commence par vous dire que je nesais pas le premier mot de ce que vous venez de me raconter.

Montgeron se leva à son tour et recula d’unpas.

– Enfin, monsieur, dit-il, si vous n’avezpas retrouvé le cadavre de M. de Maurevers, comment sefait-il que cette photographie soit entre vos mains ?

– Vous n’êtes pourtant pas fou ! ditM. Lépervier qui arrêta sur M. de Montgeron sonregard scrutateur.

– Non, certes.

– Je ne le suis pas non plus, moi.

– Je l’espère pour vous…

– Eh bien ! monsieur, dit le chefdes affaires mystérieuses, c’est à croire que nous lesommes tous les deux.

– Comment cela ?

– Vous avez vu le cadavre deMaurevers ?

– Oui.

– À Bellevue… près Paris… ?

– Oui.

– Dans une maison appartenant…

– À la Belle Jardinière, monsieur. Je neconnais pas d’autre nom à cette femme.

– Et ce cadavre ?…

– Est bien le même que celui quereprésente cette photographie, dit M. de Montgeron avecun accent de conviction et de sincérité qui impressionna vivementl’homme de police.

J’ai même vu très nettement cette blessureau-dessous du sein gauche.

Et il posait le doigt sur la photographie.

M. Lépervier fit alors appel à toute saraison et à tout son calme d’agent de police.

– Voyons, monsieur, dit-il, mettons queje n’aie rien dit, et ne vous préoccupez ni de mes paroles, ni demon étonnement. Faites-moi votre déclaration.

Montgeron était pareillement, comme on a pu levoir, du reste, un homme de sang-froid :

– Soit, dit-il. Je vois bien que, si jene m’expliquais entièrement, nous courrions le risque d’êtrelongtemps plongés dans les ténèbres.

Et M. de Montgeron racontasuccinctement, mais sans oublier aucun détail, l’amour deM. Gustave Marion pour la Belle Jardinière, l’expéditionnocturne à laquelle il avait assisté, lui, Montgeron, et la foliequi s’était emparée subitement du jeune homme qu’on avait retrouvéà demi mort dans le jardin.

Puis, Montgeron raconta encore son expéditionà lui, expédition dans laquelle il avait été assisté par son jeuneami, M. de Noireterre.

Évidemment, Marion avait vu le cadavre, toutcomme il l’avait vu, lui, Montgeron, ainsi que Casimir.

Puis il ajouta :

– À partir du moment où je suis tombéasphyxié par l’odeur des fleurs, je ne sais plus ce qui s’estpassé.

Quand je suis revenu, à moi, j’étais chez moi,avenue de Marignan, couché dans mon lit et assisté de mon valet dechambre et d’un médecin qu’on était allé chercher en toutehâte.

Il paraît qu’une patrouille d’agents de policem’a retrouvé sur un trottoir de la grande avenue desChamps-Élysées.

J’avais mon portefeuille et des papiers surmoi qui avaient permis de me transporter à mon domicile.

Le médecin, après trois heures d’efforts,avait fini par me rappeler à la vie.

J’ai passé la journée d’avant-hier et celled’hier dans un tel état d’abrutissement que je n’ai eu la force nide sortir ni de vous adresser ma déposition, ni même de m’enquérirdu sort de mon ami, M. Casimir de Noireterre.

Enfin, hier soir, j’ai eu la visite de cedernier.

Son histoire était la mienne, à ceci prèsqu’on l’a trouvé non point, comme moi, dans les Champs-Élyséesmais, sur le boulevard des Italiens.

Alors, après m’être concerté avec lui et avoirpris la résolution de ne pas ébruiter cette mystérieuse aventure,je suis venu vous trouver.

M. Lépervier avait écouté Montgeron avecune religieuse attention, sans l’interrompre.

Quand ce dernier eut fini, l’homme de policerouvrit son tiroir, y prît la lettre de l’agent Manuel et la tendità Montgeron :

– Lisez, dit-il.

La stupeur de Montgeron fut à son comble,lorsqu’il eut pris connaissance de cette lettre.

– Monsieur, reprit M. Lépervier,aucun homme n’a le don d’ubiquité, à plus forte raison uncadavre ; celui de M. de Maurevers ne pouvait setrouver, à la même heure, à Paris et à Londres.

– Monsieur, sur mon honneur, ditMontgeron, je vous jure que j’ai reconnu Maurevers.

– Bien. Mais vous le reconnaissez aussisur cette photographie ?

– Parfaitement, c’est toujoursMaurevers.

– D’après votre déposition, poursuivitM. Lépervier, vous avez vu M. de Maurevers mort, surun lit, dans la nuit de mercredi à jeudi.

– Précisément.

– Quelle heure pouvait-il être ?

– Minuit.

– Attendez…

L’homme de police prit la lettre de l’agentManuel et en souligna avec le doigt ce passage dans la nuitd’avant-hier.

– Je vous ferai remarquer, ditMontgeron, que la lettre est datée d’hier vendredi.

– Précisément. C’est donc bien, la nuitde mercredi àjeudi.

– Du reste, ajouta Montgeron, à moins quela théorie des Ménechmes ne soit devenue une vérité mathématique,et qu’il y ait deux hommes se ressemblant trait pour trait, mortsde la même manière, à deux cents lieues de distance, et portant lemême costume, vous avez raison, monsieur, vous ou moi nous devonsêtre fous !

– S’il y avait vingt-quatre heuresd’intervalle entre votre découverte et celle de mon agent,poursuivit M. Lépervier, on pourrait supposer, à la rigueur,que le cadavre a été transporté de Paris à Londres ouréciproquement. Mais c’est à la même heure que ce cadavre estretrouvé à Paris et à Londres, en même temps. Il y a donc deuxcadavres !

– Évidemment.

– Et cependant, continuaM. Lépervier, c’est bien M. de Maurevers que vousavez vu ?

– Oui, certes.

– Et cette photographie vous représenteégalement M. de Maurevers ?

– La ressemblance est frappante.

M. Lépervier et Montgeron se regardaientavec une sorte de terreur superstitieuse, lorsqu’un tintementmétallique se fit entendre dans un coin du cabinet.

C’était la sonnette d’un appareiltélégraphique.

Le chef des affaires mystérieusesavait un télégraphe dans son bureau même.

Il se leva et s’en approcha.

À la première inspection jetée sur l’appareil,il reconnut que la dépêche annoncée venait de Londres.

Et, s’asseyant avec empressement, il se mit àla traduire :

 

« Londres, samedi, 8 h. du matin

M. Lépervier, Paris

« Cadavre Maurevers transporté à laMorgue de Londres hier soir. Gardé par deux policemen. Policemenendormis avec une prise de tabac mélangé d’un narcotique. Cadavredisparu.

« Lettre, demain avec détails.

« Manuel. »

Tenez ! s’écria. M. Lépervier,lisez !

Et il transmit la dépêche àM. de Montgeron.

Puis, tandis que celui-ci en prenaitconnaissance :

– Il y a vingt ans, monsieur, que jem’occupe de police et jamais je n’ai vu rien d’aussiextraordinaire.

– Monsieur, répondit Montgeron, enattendant la lettre de votre agent à Londres, ne comptez-vous pasopérer une perquisition à Bellevue ?

– Oui, répondit M. Lépervier, et àl’instant même. Puisqu’il y a deux cadavres, nous allons toujoursessayer d’en retrouver un.

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