Le Dernier mot de Rocambole – Tome III

Chapitre 10

 

Les hommes que la fatalité entraîne vers unbut inconnu et qui, saisis de vertige, s’abandonnent au tourbillon,ont parfois, cependant, un moment de lucidité et de raison etcherchent à s’arrêter.

Depuis quarante-huit heures, jouet de sonamour insensé pour la bohémienne, M. de Maurevers avaittout oublié, même Turquoise, même son fils.

Pendant la journée qu’il passa dans cettevilla du bord de la mer, il eut une heure de raison.

Il se souvint.

Il se souvint parce que la bohémienne lelaissa seul une heure.

Elle le laissa seul, pour aller, dit-elle,visiter ce navire à bord duquel ils devaient monter le lendemain ets’assurer que tout était prêt pour le départ.

Alors M. de Maurevers prononça unmot :

– Mon fils !

S’arracher aux bras de Roumia, fuir etretourner à Paris, il n’y songea même pas.

Mais il se rappela que Turquoise veillait surson fils, qu’il avait, lui, assuré l’avenir de cet enfant, et qu’ilfallait qu’à tout prix Turquoise s’emparât du titre de rente quilui était destiné et qui se trouvait dans la jardinière.

Ce fut donc pendant cette heure où il setrouva seul qu’il écrivit cette lettre que Turquoise ne devaitrecevoir qu’un mois après et qui, on le sait, arriva par conséquenttrop tard.

La lettre écrite, il fallait la mettre à laposte.

Mais où ? Et comment ?

Le marquis ouvrit une des fenêtres de lavilla.

Cette fenêtre donnait sur le Prado.

Une voiture de place passait en ce moment, aupas, car elle était vide.

Le cocher avait sans doute conduit quelquenégociant à sa maison de campagne, et, largement payé, s’enrevenait sans se presser et laissait souffler son cheval.

Quand il fut sous les fenêtres de la villa,M. de Maurevers l’appela.

Le cocher leva la tête.

Il avait une physionomie honnête etfranche.

– Est-ce que vous rentrez à Marseille,mon ami ? demanda le marquis.

– Oui, monsieur.

– Seriez-vous assez complaisant pour mejeter cette lettre à la poste ?

– Avec bien du plaisir, monsieur,répondit poliment le cocher.

Maurevers prit une feuille de papier,enveloppa dedans la lettre et une pièce de vingt francs, et laissatomber le tout dans les mains du cocher, qui s’était arrêtédirectement au-dessous de la fenêtre.

Un quart d’heure après, Roumia revint ;et la folie du marquis le reprit.

La journée s’écoula, le soir vint.

– Nous allons coucher à bord,dit-elle.

– Comme tu voudras, répondit-il. Tavolonté est la mienne, tes désirs sont des ordres pour moi.

Ils attendirent une heure encore.

La nuit était venue ; – une de ces nuitssombres, bienque le ciel soit tout constellé, et comme on n’en voitque dans le Midi.

Roumia, penchée à une des fenêtres quidonnaient sur la mer, dit tout à coup à Maurevers :

– Vois-tu cette lumière rouge ?

– Oui.

– C’est le fanal de poupe de notre brick.Il a quitté le port à la brune et il vient de mettre en panne à unedemi-lieue du rivage.

En même temps, elle jetait son manteau sur sesépaules et encapuchonnait sa jolie tête.

En même temps aussi, par cette nuit calme, uncoup de sifflet retentit au loin sur la mer.

Roumia prit à sa ceinture un petit tubed’argent et répondit par un autre coup de sifflet.

– Viens, dit-elle, le canot du brick està la mer.

Le marquis témoigna quelqueétonnement :

– Mais, demanda-t-il,allons-nous ainsi quitter cette maison ?

– Sans doute.

– À qui est-elle ?

– À moi.

– Ah !

– Et nul ne la garde ?

Roumia se prit à sourire :

– Mon cher bien-aimé, dit-elle, nem’as-tu pas promis de respecter tous les mystères dont jem’entoure ?

– Oh ! si fait, dit-il.

– Alors, viens, et ne me questionneplus.

Le marquis prit également un manteau, puis ilssortirent de la villa, dont Roumia se contenta de tirer la porteaprès elle.

La villa était à cent pas du bord de lamer.

À mesure qu’ils approchaient de la plage, lebruit de quatre avirons frappant en cadence le flot calme, arrivaitplus distinct à leurs oreilles.

Puis, enfin, le marquis aperçut un point noirqui vint s’échouer sur le sable.

C’était le canot.

Deux hommes le montaient.

Ces deux hommes, dont Maurevers ne put voirqu’indistinctement le visage, tant la nuit était sombre, saluèrentRoumia avec un respect servile.

Roumia leur adressa la parole et ils luirépondirent dans une langue inconnue.

Puis elle monta dans le canot, Maureverss’assit auprès d’elle, et les deux hommes poussèrent au large.

La mer était unie comme un lac.

Le canot gouvernait droit sur le fanal rougedu brick et en moins d’un quart d’heure il vint aborder le navirepar le travers de tribord.

Roumia mit la première le pied surl’échelle ; puis elle monta lestement.

Un homme était debout en haut de l’échelle detribord.

C’était un vieillard dont le visagedisparaissait presque tout entier sous une large barbe touffue etd’une blancheur de neige.

Les rayons du fanal tombaient d’aplomb sur luiet Maurevers, qui suivait Roumia, put le voir.

– Où donc ai-je déjà vu cet homme ?se demanda-t-il.

Comme ceux du canot, il salua Roumia et luiparla dans cette langue mystérieuse qui était sans doute celle desbohémiens.

Autour de lui, une demi-douzaine de matelotss’étaient groupés et regardaient Maurevers avec curiosité.

Ils étaient tous brunis, hâlés, avec descheveux noirs, les yeux noirs et les lèvres rouges.

C’était un équipage entièrement composé debohémiens.

Tous s’inclinèrent devant Roumia comme devantleur chef suprême.

Roumia prit Maurevers par la main, leconduisit à l’escalier du grand panneau et le fit descendre dansl’intérieur du navire.

– Voilà notre cabine, dit-elle enpoussant une porte.

Maurevers était au seuil d’un véritablesanctuaire, un nid merveilleux tendu d’étoffes orientales,étincelant de lumières, embaumé par cette odeur pénétrante etmystérieuse qu’il avait déjà respirée à Londres et qui l’avait sisubitement plongé dans une voluptueuse ivresse.

Au milieu et entourée de divans, était unetable servie avec un luxe asiatique, et sur laquelle des vinsjaunes comme l’ambre étincelaient dans des flacons de cristal.

– Soupons, dit Roumia en fermant la portede ce cabinet.

Une heure après, Maurevers, ivre d’amour et latête alourdie, s’endormait aux genoux de Roumia.

Alors, Roumia frappait sur un timbre, et à cebruit, l’homme à la barbe blanche entrait, un sourire infernal auxlèvres.

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