Le Dernier mot de Rocambole – Tome III

Chapitre 46

 

J’écris cette histoire pour vous,Rocambole.

Pour vous qui êtes désormais ma seuleespérance.

Vous connaissez mon passé, ma premièrehistoire ; comme vous, dans ma jeunesse criminelle, j’ai étél’instrument de notre maître infâme sir Williams ; et voussavez que, frappée comme vous par l’implacable Baccarat, je devinsfolle.

J’ai passé cinq ans dans une maison desanté.

J’en suis sortie guérie et repentante.

Turquoise la pécheresse est devenue Jennyl’ouvrière. L’ancienne maîtresse de Fernand Rocher et de LéonRolland s’était remise à travailler.

Je voulais vivre honnêtement.

Les souffrances morales et physiques quej’avais endurées ne m’avaient point vieillie ; j’étaistoujours belle.

C’était en vain que, dans le quartier populeuxoù je m’étais réfugiée, je m’embéguinais dans une ample coiffe quidissimulait mes beaux cheveux blonds ; c’était en vain que jeme montrais le moins possible.

Les déclarations, les billets doux pleuvaientdans ma mansarde, comme autrefois dans mon luxueux appartement.

Cependant mon cœur était mort, du moins je lecroyais.

J’avais pour voisine de carré une veuve detrente cinq, quarante ans, tout nouvellement emménagée.

Elle habitait un petit appartement de troispièces, et elle avait avec elle un jeune enfant, un garçon de troisou quatre ans.

Je crus d’abord que c’était son fils ;mais elle m’eut bientôt désillusionnée à cet égard.

Cet enfant qu’elle élevait, elle ignorait sonnom, elle ignorait son origine.

On le lui avait confié, on lui donnait deuxcents francs par mois pour l’élever.

Chaque semaine, un jeune homme qui paraissaitêtre un ouvrier aisé, venait visiter l’enfant.

– Je ne suis pas son père, disait-il, jesuis son parrain ; mais je suis chargé de veiller sur lui, carses parents sont bien loin d’ici.

Je m’étais liée avec cette voisine qu’onappelait Mme Janet, et j’avais fini par porter monouvrage chez elle, à peu près tous les jours. Je comblais l’enfantde caresses. J’eus bientôt l’occasion de voir ce jeune homme quivenait chaque semaine le visiter.

À première vue, en effet, c’était unouvrier ; mais Mme Janet était trop simple, oudu moins feignait de l’être.

Cette casquette et cette redingote un peu uséeet de coupe vulgaire qu’il portait sentaient le déguisement.

Ce jeune homme, qui était un fort joli garçon,était évidemment un homme du meilleur monde.

Cela sautait aux yeux, rien qu’à prendre gardeà ses manières distinguées, à son linge irréprochable, à ses mainsfines et soignées.

Je ne veux pas vous raconter une histoired’amour ; toutes les histoires d’amour sont les mêmes.

Six mois après, mes belles résolutions detravail et de vertu s’étaient évanouies.

Mon cœur, que je croyais, mort à jamais,s’éveillait ardent, orageux ; j’aimais cet homme qui, vousl’avez deviné déjà, n’était autre que le jeune marquis deMaurevers.

Pourquoi ce déguisement ?

Vous le devinez aussi, n’est-ce pas ?

Gaston de Maurevers avait pleuré Julienne, ilavait eu même un véritable désespoir. Mais le temps cicatrise lesblessures les plus cruelles, et la douleur sombre et cuisante de laveille se change insensiblement en mélancolie.

Tout l’amour qu’il avait eu pour Julienne,amour que n’avait pu détruire tout d’abord la révélation posthumedu passé aventureux de cette femme, il l’avait reporté sur son filsqui était aussi le sien ; mais ces misérables, ces ennemisinconnus qui avaient assassiné la mère, ne chercheraient-ils pas àtuer le fils ?

Cette crainte, cette épouvante avait tellementdominé M. de Maurevers qu’il avait pris les précautionsles plus minutieuses pour faire disparaître jusqu’aux traces del’existence de cet enfant.

C’était pour cela qu’il l’avait confié à cetteMme Janet, qu’il avait logée dans le quartierSaint-Martin, auprès de la rue du Vert-Bois ; pour cela encorequ’il ne venait chez elle que dans des vêtements sous lesquels tousses amis du club passant auprès de lui ne l’eussent pasreconnu.

Ce fut donc dans de semblables circonstancesque je devins la maîtresse de M. de Maurevers.

Nous nous aimâmes deux années. Il me confiason existence tout entière ; il me raconta cette étrangehistoire enveloppée de ténèbres que la fin de la lettre de Julienneeût dissipées sans doute.

Mais je vous ai dit comment cette lettre luiavait été enlevée.

La seconde année de notre amour,Mme Janet mourut.

Elle nous fut enlevée en quelques heures parune maladie de cœur, et le pauvre enfant se trouva une seconde foisorphelin.

Alors Gaston me le confia :

– Tu seras sa mère, me dit-il.

À mesure que l’enfant grandissait, le marquisdevenait plus inquiet, et se préoccupait plus vivement de sonavenir.

– Écoute, me dit-il un jour, lesassassins de sa mère sont mes ennemis, je n’en puis douter. Maisquels sont-ils ?

Deux hommes me haïssaient dans ma jeunesse, leduc de Fenestrange et Perdito.

Tous deux sont morts.

Il faut donc que je cherche ailleurs… etpeut-être autour de moi.

J’ai une grande fortune, je ne suis pasmarié ; si je mourais, subitement, sans faire de testament,cette fortune irait à des parents éloignés qui portent mon nom maisque je connais à peine.

J’ai donc pris mes précautions et prévu le casde mort subite.

– Qu’as-tu donc fait ? luidemandai-je.

J’ai réalisé la fortune de la duchesse deFenestrange et une partie de la mienne. Je n’ai gardé que mesterres de famille. Cette fortune réalisée s’élève à trois millionsenviron. Cet argent est caché ; nul ne le trouverait, exceptétoi, car je veux que tu saches où il est. C’est la dot de monfils.

Il me disait cela, un soir, vers neuf ou dixheures, tandis que l’enfant dormait dans un petit lit auprès dumien.

– Tu vas venir avec moi, me dit-il.

– Où donc ?

– À mon hôtel des Champs-Élysées.

J’avais à mon service une robuste Normande,brave et courageuse fille en qui je pouvais avoir touteconfiance.

– Veille bien sur l’enfant, lui dis-je.Je reviendrai dans une heure.

Et je suivis M. de Maurevers, qui mefit monter dans une voiture de place, et nous roulâmes vers lesChamps-Élysées.

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