Le Dernier mot de Rocambole – Tome III

Chapitre 44

 

La lettre de la pauvre morte continuaitainsi :

« Ce démon qui venait me parler de salutet de liberté, c’était une femme.

Une bohémienne, sans doute, car on l’appelaitl’Égyptienne.

Elle était merveilleusement belle et pouvaitavoir vingt-deux ou vingt-trois ans.

Elle était en prison comme nous, condamnéecomme nous, mais personne ne savait au juste quel crime elle avaitcommis.

Quand on vint nous annoncer que c’était lelendemain que le fer rouge du bourreau s’imprimerait sur notreépaule j’eus un accès de désespoir épouvantable, je pleurai toutesles larmes de mon corps, je me tordis les mains.

L’Égyptienne s’approcha de moi et medit :

– Tu as donc bien peur ?

– Oh ! fis-je en la regardant.

Elle me contempla silencieusement pendantquelques minutes.

– Tu es belle, me dit-elle, et tu as unede ces beautés singulières auxquelles les hommes ne résistent pas.Ta as dû être beaucoup aimée.

– Je ne sais pas… je crois que oui…répondis-je affolée.

– Que donnerais-tu bien pour n’être pasmarquée ?

– Mon corps, mon âme, répondis-je. Jedonnerais la dernière goutte de mon sang pour n’être pointembarquée pour la Guyane où je serai mariée à quelque assassin.

Elle me regardait toujours.

– As-tu un souvenir sacré ? medit-elle enfin, quelque chose sur quoi tu puisses faire un sermentque jamais tu n’oserais violer ?

– J’ai la mémoire de ma sainte mère,répondis-je, de ma mère qui est morte de douleur.

– Veux-tu être sauvée ?

Et elle me fit cette proposition d’une voixclaire et pleine de conviction.

– Sauvée ! m’écriai-je.

– Oui.

– Sauvée du bourreau ?

– Et libre, ajouta-t-elle.

– Mais qui me sauvera ?

– Moi.

Je la regardai avec un étonnement mêléd’incrédulité, et cependant mes larmes avaient subitement cessé decouler.

– Mais vous êtes condamnée, vousaussi ?

– Sans doute.

– Et vous pourriez me sauver ?

– Je te sauverais en me sauvant moi-même.Cela dépend de moi.

– Eh bien ! dites ce que je doisfaire, m’écriai-je, et quelque chose que ce soit, je la ferai.

– Me le jurerais-tu ?

Et comme je levais la main, elle m’arrêta.

– Non, auparavant, me dit-elle, il fautque tu saches ce que je veux de toi.

– Parlez.

– J’ai un amant qui m’aime à la folie,qui me tuerait si je regardais un autre homme ; cet amant quej’adore, moi, a un ennemi, un ennemi mortel dont il a juré laperte.

– Eh bien ?

– La mort qu’il lui destine ne peut luiêtre donnée que par une femme ; une femme qu’il aimera.

C’est une mort lente, affreuse, épouvantable.Je me suis offerte, mais il m’a repoussée avec indignation.« Si mon ennemi, m’a-t-il dit, effleurait seulement de seslèvres le bout de tes doigts, c’est toi que je tuerais. » Ehbien ! veux-tu être la femme dont nous avons besoin ?

– Mais c’est horrible, ce que vous meproposez là ! m’écriai-je.

– Dame ! fit-elle ingénument, si tune veux pas, une autre voudra.

Je me débattis longtemps, je luttai. Maconscience se révoltait, la peur du fer rouge me rendait folle. Lanuit était venue, les heures passaient.

L’Égyptienne me dit :

– Dans deux heures, il sera jour, et lesbourreaux viendront te chercher, réfléchis encore. Dans dixminutes, il sera trop tard.

L’épouvante triompha. Je consentis à tout, jefis le serment qu’elle me demandait.

Sur les cendres de ma mère, je jurai à cettefemme de lui obéir pendant deux années, à elle, à son amant et à unvieillard qui était l’ami de son amant.

Alors elle me dit :

– Dans une heure, nous serons sauvéestoutes deux.

– Mais comment ? lui dis-je.

– Tu verras.

Nous étions, je vous l’ai dit, dans une sortede bagne flottant. C’était un petit navire dont on avait rasé lamature et fermé les sabords.

Il était amarré à un mille de la terre etgardé par une trentaine de soldats de marine.

Les femmes sont moins à craindre que leshommes, et on prend contre elles moins de précautions.

La force qui nous gardait avait parusuffisante à l’autorité.

La pensée que parmi ces soldats il pouvait yavoir un homme corruptible n’était sans doute venue à personne.

Il y en avait un cependant que l’amant del’Égyptienne avait gagné à prix d’or.

Ses compagnons dormaient sur le pont ; laplupart des condamnées dormaient aussi.

Cet homme descendit furtivement dansl’entrepont et aussitôt l’Égyptienne qui était couchée auprès demoi se leva.

– Viens, me dit-elle.

Et elle me prit par la main.

L’entrepont était séparé en deux par unecloison.

Nous nous glissâmes vers la porte que lesoldat venait d’entr’ouvrir, et nous passâmes dans le secondcompartiment.

Là, il y avait un sabord ouvert, au bas dusabord un canot ; dans ce canot deux hommes.

Le soldat nous attacha une corde autour desreins et nous descendit l’une après l’autre dans le canot.

L’Égyptienne sauta au cou d’un des deuxhommes, c’était l’amant dont elle m’avait parlé.

Le canot se dirigea sans bruit, quoique àforce de rames, vers un brick qui était en rade et qui nous reçut àson bord.

Huit jours après nous étions en France.

Un mois plus tard, je consentais à jouer lepremier acte de cette comédie dont votre mort, mon Gastonbien-aimé, devait être le dénouement.

Et maintenant, mon ami, voulez-vous savoir dequelle mort épouvantable, vous eussiez péri, si j’avais tenu monserment ?

Écoutez…

**

*

Le marquis de Maurevers allait toutfrissonnant, tourner le deuxième feuillet de cette lettre qui étaitla confession pleine et entière de la malheureuse Julienne,lorsqu’il fut subitement renversé à terre.

Les flambeaux s’étaient éteints, unedétonation d’arme à feu s’était fait entendre, quelque chose commeune trombe d’eau glacée avait souffleté M. de Maureversau visage et l’avait jeté tout étourdi et trempé jusqu’aux os surle parquet, tandis que la lettre de Julienne lui échappait.

En même temps, la fenêtre ouverte encadra uneombre noire.

Cette ombre bondit, tomba auprès deM. de Maurevers, s’empara de la lettre et disparut avantque le marquis eût eu le temps de revenir de sa stupeur et de serelever.

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