Le Dernier mot de Rocambole – Tome III

Chapitre 3

 

Le manuscrit de Turquoise.

(Suite.)

C’est moi qui ai appris à Maurevers combien detemps il avait été en la puissance de Roumia.

Sans moi il ne l’aurait jamais su.

Une fois au pouvoir de l’opium. lemalheureux ne s’appartint plus.

Les heures passèrent sans qu’il en eûtconscience. Son amour pour la bohémienne était-il uneréalité ?

N’était-ce qu’un rêve ?

Il ne l’a jamais su.

Les fumeurs d’opium revenus à la raison vousaffirment qu’ils sont encore brisés et meurtris des baisersimaginaires dont les ont accablé les houris de Mahomet.

M. de Maurevers, même quand il futtout à fait revenu à lui, demeura convaincu que Roumia l’avaitaimé.

Cela dura sept jours.

Absente ou non, il la voyait toujours,s’enivrait ou croyait s’enivrer de ses caresses, et quand elle nechantait pas, il entendait encore sa chanson retentir dans soncerveau troublé. Le fumeur d’opium ne mange presque pas.

De temps en temps Roumia arrachait des lèvresde Maurevers le tuyau du narguilé, et lui faisait avaler unbreuvage nutritif.

Il ne s’est pas rappelé avoir pris autre choseet avoir mangé.

Enfin, un matin, ce rêve étrange s’estbrisé.

Maurevers s’était endormi la veille dans lesbras de Roumia ou plutôt dans les bras de son rêve.

Il s’éveilla au petit jour, sous l’impressiond’une violente sensation de froid.

Il était couché sur la terre gelée, auprès del’église Saint-Paul, avec les habits de matelot qu’il avait changéscontre les siens.

Chose peut-être inouïe à Londres, on nel’avait pas dévalisé.

Il avait sous sa vareuse sa gibecière devoyage en bandoulière et, dans cette gibecière, une centaine deguinées en or ou en bank-notes.

On avait également respecté sa montre.

Mais un homme, si intelligent qu’il soit, nesort pas d’un rêve opiacé de sept jours, sans être complètementhébété.

Où était-il ? Pourquoi n’était-il pluschez Roumia ? Où était Roumia ?

Telles furent les trois questions qu’ils’adressa.

Un policeman à qui il fit ces singulièresquestions le prit pour un fou et le conduisit devant un magistratde police.

Ce dernier constata le même état d’hébétement,et il allait rendre une ordonnance qui permettrait de conduire lemarquis dans une maison de santé, lorsqu’un médecin, qui parhasard, se trouvait à l’audience, s’approcha, examina Gaston deMaurevers et demanda à être entendu.

– Cet homme, dit-il, n’est pas fou. Ilest ivre d’opium. Tout ce qu’il va vous dire, ne le croyez pas, carle rêve et la réalité se confondent dans son cerveau. Mais ilserait injuste de le priver de sa liberté, ajouta le médecin,s’adressant, au magistrat ; je supplie Votre Honneur de lefaire conduire chez lui où, en quelques jours il retrouvera toutesa raison.

L’affirmation du médecin pesa de tout sonpoids dans l’opinion du magistrat.

Ce dernier ayant fait fouiller Maurevers, ontrouva sur lui un passeport à son nom.

Grâce à ce passeport on put le conduire à sonhôtel.

Là, il fut reconnu, et le land-lord se chargeade lui donner un compagnon qui le reconduirait en France.

On le fit partir le soir même.

En route, il se dégrisa peu à peu.

Arrivé à Paris, il avait encore le cerveautroublé, mais il put indiquer ma demeure, et vous savez comment ilm’arriva.

**

*

Maintenant, reprenait Turquoise dans sonmanuscrit, je n’ai presque plus rien à vous apprendre,Rocambole.

Six mois s’écoulèrent.

Maurevers était complètement revenu à laraison.

Il avait même retrouvé sa gaieté première ettout en ne me voyant qu’en cachette, tant il était dominé par cettepensée qu’il avait des ennemis qui avaient intérêt à fairedisparaître son fils, il me voyait tous les jours.

Il allait au club, suivait les courses, semontrait aux premières représentations et passait pour l’homme leplus insouciant et le plus heureux de Paris.

Cependant, je surprenais quelquefois chez luiun vague sentiment de tristesse.

Je lui dis même un jour :

– Est-ce que tu penserais encore à cettefemme ?

– Peut-être, me dit-il brusquement.

Et il me quitta.

Le lendemain, il était redevenu gai etcharmant, et je ne lui en parlai plus.

Il se passa quelques jours encore ; puis,un soir, il m’arriva le visage bouleversé, l’œil morne, et en proieà une agitation extraordinaire.

Je le regardai, épouvantée.

D’abord il ne voulut rien me dire et se mit àembrasser son fils avec une sorte de fureur fiévreuse.

Puis, pressé de question :

– Je l’ai vue, me dit-il.

– Qui donc ? demandai-je entremblant.

– Elle.

Il y avait un poème dans ce mot.

Elle, c’était Roumia.

Et comme je frissonnais, en le voyant ainsiému, il me dit encore :

– Elle a passé comme l’éclair auprès demoi, tout à l’heure, aux Champs-Élysées, dans une voituredécouverte. C’est elle… C’est bien elle !

Je ne répondis pas. La peur m’avait prise à lagorge.

– J’ai mis mon cheval au galop,continua-t-il. J’ai essayé de la rejoindre ; mais je l’aiperdue de vue au coin de la rue Royale. Où est-elle ? Parisest grand…

– Mais, malheureux, m’écriai-je, tu veuxdonc la revoir ?

Cette question l’épouvanta :

– Oh ! non, me dit-il non, non…jamais.

Et il passa trois jours chez moi sans vouloirsortir.

Au bout de ces trois jours, il medit :

– Cette fois, je crois que je suis tout àfait guéri.

Et il retrouva son caractère des heureuxjours.

Le printemps était arrivé.

– Veux-tu voyager ? me dit-il unjour.

– Où irons-nous ?

– Où tu voudras, en Suisse, enItalie…

J’avais si grand’peur qu’il ne retrouvât cettefemme que j’acceptai avec enthousiasme.

– Eh bien ! me dit-il, demain nousfixeront le jour de notre départ.

Il m’embrassa, il embrassa son fils comme àl’ordinaire et me quitta pour aller au club en me disant :

– À demain !

Demain ! Il ne devait pas y enavoir pour nous et je ne devais plus le revoir.

Ce fut ce soir-là qu’en rentrant chez lui iltrouva une lettre, qu’il ressortit, prit une voiture boulevardMalesherbes et se fit conduire à Auteuil où l’on devait perdre àjamais ses traces.

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