Le Dernier mot de Rocambole – Tome III

Chapitre 26

 

Tandis que Milon se laissait prendre au piège,Marmouset avait rejoint Vanda et tous deux prenaient connaissancedu manuscrit de Turquoise.

C’était un volumineux cahier, couvert d’uneécriture fine et serrée.

Le titre en était bizarre :

LE MORT VIVANT

En outre, il était divisé par chapitres.

On eût dit le manuscrit d’un roman prêt à êtrelivré à l’imprimerie.

Marmouset lut à haute voix :

Chapitre premier.

« Par une froide nuit d’hiver de l’année1823, un fiacre s’arrêta sur la place Louvois.

Un homme en descendit.

Il était enveloppé dans un grand manteau àdouble collet, et sa botte, en touchant le sol, fit résonner unéperon sur le pavé.

Ce manteau et cette botte éperonnée auraientsuffi à indiquer la profession de ce personnage, alors même qu’iln’eût pas été coiffé d’un bonnet de police crânement posé sur sonoreille gauche.

Il paya le cocher et le renvoya.

Puis, tournant le dos à la bibliothèque, iltraversa la place, se retourna deux ou trois fois pour s’assurerqu’elle était déserte et qu’aucun regard indiscret ne le suivait,et il s’enfonça d’un pas rapide dans la petite rue Chabanais.

Il s’arrêta à la porte du numéro 14 etsonna.

La porte s’ouvrit, laissant voir une alléeétroite et plongée dans les ténèbres.

Le concierge passa la tête au carreau de saloge et demanda qui entrait.

Mais déjà l’inconnu avait atteint l’escalieret montait, sans répondre, du pas d’un homme qui est habitué de lamaison.

Le concierge pensa que c’était un locatairequi revenait du spectacle, referma son carreau et se recoucha sansmot dire.

L’inconnu monta au deuxième étage, enfila uncorridor, en marchant sur la pointe du pied et s’arrêta tout enhaut, devant une porte sous laquelle passait un léger filet declarté.

Une clé était dans la serrure ; il latourna, la porte s’ouvrit, et il se trouva au seuil d’une petiteantichambre dans laquelle brûlait une veilleuse. Deux autres portesdonnaient dans cette antichambre.

L’inconnu poussa l’une d’elle et pénétra dansune chambre à coucher d’où partaient des gémissements étouffés.

Au bruit, les gémissements cessèrent ;puis une voix de femme tremblante et affolée par la douleurdemanda :

– Est-ce toi, Armand ?

L’inconnu ne répondit pas ; mais ils’approcha brusquement du lit et en écarta les rideaux.

La chambre n’était éclairée que par lesreflets d’un peu de feu qui achevait de se consumer dans lacheminée.

Mais cette clarté était suffisante pourpermettre à l’inconnu de voir se tordant sur le lit, une femmejeune et belle, mais dont le visage exprimait une épouvantablesouffrance.

– Armand ! monbien-aimé… il me semble que je vaismourir !… répéta la femme, qui mordait ses draps de lit pourne pas crier.

Soudain l’inconnu laissa tomber son manteaudont un pan lui avait jusque-là caché le visage. La femme jeta uncri. Mais l’inconnu la saisit à la gorge :

– Silence ! ou je vous tue !dit-il.

L’émotion éprouvée par cette femme fut sigrande alors qu’elle étouffa momentanément ses douleurs.

L’homme qu’elle avait devant elle, ce n’étaitpas celui qu’elle attendait, et il ne répondait pas au nomd’Armand.

Les cheveux hérissés, muette, aussi pâlequ’une statue, elle le regardait avec une suprême épouvante.

– Vous ! vous ! balbutia-t-elleenfin.

Il avait fermé la porte en entrant.

– Madame, dit-il d’un ton railleur, jesuis un peu chirurgien et remplacerai certainement celui que votreArmand était allé chercher.

– Tuez-moi, dit-elle, tuez-moi tout desuite, c’est votre droit de mari offensé. Mais ne me raillezpas !

– Je ne raille pas, reprit-il ; jen’ai même aucune envie de plaisanter. Je vous répète, je suis unpeu chirurgien, et je saurai, suppléer à l’absence du médecin quevous attendez. Vous verrez…

Elle le regardait toujours avec cetteexpression d’effroi terrible qui avait eu l’énergique privilège unmoment de faire taire la douleur.

– Oh ! dit-elle, je lis mon arrêt demort dans vos yeux.

– Vous vous trompez, dit-ilfroidement.

– Armand ! où est Armand ?répéta-t-elle.

– Il ne viendra pas, je l’ai tué.

– Ah ! misérable !s’écria-t-elle.

Et elle eut la force de repousser cet hommequi était son mari, dont elle avait déserté le toit pour aller,dans une misérable maison garnie, cacher le résultat de soncrime ; elle le poussait avec rage, avec furie, balbutiant lemot d’assassin.

Il s’assit dans un fauteuil, à deux pas dulit, et reprit avec calme :

– Madame, je suis revenu d’Espagneaujourd’hui même. Nul ne me sait à Paris, et Paris tout entier vouscroit dans notre terre de Normandie.

Personne n’a su votre position, et il ne fautpas que jamais on puisse dire que la duchesse de Fenestrange atrompé son mari et donné le jour au fruit de l’adultère.

Trois personnes possédaient ce secret :Armand, mon ami intime, devenu votre complice, vous et moi.

Armand avait passé la soirée ici. Quand lacrise s’est déclarée il a couru chez un chirurgien qui demeure quaide l’École.

Au moment où il passait devant le Pont-Neuf,je me suis présenté à lui :

– Je sais tout ! lui ai-je dit.

Il a compris et il m’a suivi.

Nous sommes descendus sur la berge et nousavons mis l’épée à la main.

À la troisième passe, il est tombémortellement frappé, mais il a eu le temps de me dire où je voustrouverais et dans quel état vous étiez.

Le domestique à l’indiscrétion duquel je doisla révélation de votre infamie, repart avec moi demain matin. Jel’emmène en Espagne et je saurai bien m’arranger de façon qu’il nerevienne pas.

Vous et moi, seuls, savons maintenant lavérité ; et comme je veux être pair et général dedivision ; comme je me soucie peu du ridicule qui s’attache aumari trompé, croyez bien que je ne vous tuerai pas.

Vous êtes, dans cette maison, connue sous lenom de madame Philibert.

À vous de prendre vos précautions pour rentrerdemain sans bruit dans notre hôtel de la rue Saint-Dominique.

Le duc s’exprimait avec un calme absolu.

La malheureuse femme, reprise par lesdernières douleurs, n’avait plus conscience d’elle-même et nel’entendait pas.

Comme il l’avait dit, cet homme était un peuchirurgien.

À deux heures du matin tout était fini.

L’enfant vagissait et la mère venait des’évanouir.

Alors le duc enveloppa le petit êtrenouveau-né dans un des draps de lit, cacha le paquet sous sonmanteau et s’en alla.

La duchesse n’avait pas repris connaissanceque son mari était déjà loin, emportant son enfant.

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