Le Dernier mot de Rocambole – Tome III

Chapitre 43

 

Le désespoir de M. de Maurevers futimmense, et pendant une partie de la nuit, il ne voulut pass’arracher du corps sanglant de sa maîtresse qu’il continuait àcouvrir de baisers et de larmes.

Mais un désir de vengeance s’était en mêmetemps emparé de lui : il lui fallait le sang des meurtriers, àmoins qu’il ne les livrât au bourreau.

Aussi finit-il par écouter Jenny quis’acquittait de la mission donnée par Julienne mourante, et qui luiprésentait la clé de ce coffret dans lequel sans doute il allaittrouver la solution de cette énigme épouvantable.

Il se fit apporter le coffret et l’ouvrit.

Il contenait une lettre, et cette lettre assezvolumineuse avait pour suscription :

Cette lettre est adressée à mon bien-aiméGaston de Maurevers, pour le cas où je serais morte. Il nedoit pas la lire de mon vivant.

M. de Maurevers congédia les deuxdomestiques, s’enferma dans cette chambre où Julienne n’était plusqu’un cadavre et brisa le cachet de cette lettre.

Ce fut alors une chose solennelle et sinistreentre toutes, que cette lecture après d’un lit mortuaire, au milieude la nuit, les fenêtres ouvertes, et dans la cheminée un feu quipétillait lugubrement.

Le marquis lut :

 

« Mon bien-aimé Gaston,

Chaque nuit, quand vous me quittez, je medemande si vous me reverrez vivante le soir, et l’épouvantes’empare de moi.

Je suis condamnée à mort, mon ami, condamnéepour n’avoir point obéi.

Avez-vous entendu parler de ces associationsténébreuses du moyen âge qu’on appelait lesFrancs-Juges ?

Oui, n’est-ce pas ?

Celui qui refusait d’exécuter la sentence dontil était chargé subissait lui-même cette sentence.

On m’a ordonné de tuer, non point d’une mortviolente, mais d’une mort lente et mystérieuse, et j’ai désobéi.J’avais fait un serment, je l’ai trahi.

La victime qu’on m’avait désignée, monbien-aimé Gaston, c’était vous.

Au lieu de vous frapper, je vous ai aimé,adoré, et c’est pour vous que je mourrai quelque jour, j’en ai leterrible pressentiment.

Gaston, pendant un mois, je vous ai trompé, jevous ai menti.

Je n’étais point une pauvre femme persécutéepar son mari et son frère.

La scène des Champs-Élysées était une odieusecomédie préparée à votre intention.

Ah ! pourquoi n’avez-vous point passévotre chemin, ce jour-là ?

Mais peut-on vivre auprès de vous sans vousaimer, vous si noble et si bon ?

Créature souillée par le vice et le crime, jeme suis sentie revivre d’une vie nouvelle auprès de vous, et monpassé sinistre s’évanouissait peu à peu dans mon souvenir, comme lecauchemar qui nous a tourmenté toute une nuit et que dissipe lepremier rayon du jour.

Car vous ne savez pas qui je suis, ou plutôtce que j’ai été, mon Gaston, car vous ne savez pas par quelle séried’épouvantes, de tortures et de malheurs sans nom. je suistombée aux mains de ceux qui ont voulu faire de moi leurinstrument.

Écoutez-moi.

Ceci est ma confession et peut-être vous, quim’avez tant aimée, pardonnerez-vous à ma mémoire.

Dans toute la fable que je vous ai racontée,une seule chose est vraie – mon origine.

Je suis Belge et née à Bruxelles.

J’ai été enlevée à seize ans par un jeuneAllemand qui m’aimait éperdument, le prince K…

Il a fait des folies pour moi, et sa famillem’a fait enfermer dans une prison durant deux années.

Revenue dans mon pays, misérable, sansressources, n’ayant plus ni parents ni amis, j’ai cherché, dans levice un moyen d’existence.

Alors a commencé pour moi une vie aventureuseet sombre.

De Bruxelles, je suis venue à Paris ;puis j’ai quitté Paris pour la Hollande, à la suite d’un chevalierd’industrie qui menait grand train.

Cet homme, qui se faisait appeler le comtePepe d’O… et se disait Sicilien, n’était qu’un juif de Venise quiavait acquis une habileté merveilleuse pour dévaliser les orfèvreset les bijoutiers.

Il avait une bande organisée sous sesordres.

Ses complices le rejoignaient dans lesdifférentes capitales et grandes villes d’Europe qui, toutaussitôt, retentissaient du bruit de nombreux méfaits.

J’étais devenue la maîtresse de cet homme,mais j’ignorais ses crimes et je le croyais réellement comte Peped’O… Moi, je passais pour sa femme.

Nous étions à La Haye depuis un mois, lorsqueVan S…, le plus riche marchand de diamants, fut dévalisécomplètement.

Le comte Pepe était reçu partout, et certes ileût été le dernier à être soupçonné, sans la trahison d’un de sescomplices qui, mécontent sans doute de la part de butin qui luiétait attribuée, quitta furtivement la Hollande en laissantderrière lui une dénonciation au chef de la police.

Le comte fut arrêté, convaincu d’être l’auteurdu vol, et je fus déclarée sa complice.

J’eus beau protester de mon innocence, on neme crut pas.

Notre véritable identité nous fut restituée àtous deux.

Il était un juif de Venise, moi une filleperdue.

Le comte fut condamné aux galères et à lamarque.

Je fus condamnée également à être marquée ettransportée ensuite dans une colonie pénitentiaire où je seraismariée à un autre condamné.

Ce sort était épouvantable.

Et cependant, aujourd’hui, mon ami,aujourd’hui que je vous aime et que vous croyez en moi, alors quetous deux nous nous penchons sur notre enfant endormi, je medemande si je ne dois pas regretter amèrement de lui avoiréchappé.

En Hollande, le départ des condamnés pour laGuyane a lieu tous les trois mois.

La veille du départ, ils sont exposés sur uneplace publique et le fer rouge du bourreau les scelle pour jamaisaux armes de la maison d’Orange.

Il y avait onze semaines que j’attendais, avecune centaine de mes pareilles, le sort qui nous était réservé.

Nous étions entassées dans une prisonflottante, manquant d’air et presque de nourriture.

Mes compagnes, néanmoins, riaient etchantaient et se faisaient un doux rêve de ce voleur ou de cetassassin inconnu qu’on leur destinait pour époux.

Moi je frissonnais, éperdue à la pensée que lefer rouge meurtrirait à jamais mes épaules et qu’une vie d’infamiem’attendait.

Ce fut alors, mon ami, que l’enfer vint à monaide et qu’un démon m’offrit le salut et la liberté en échange dela vie d’un homme que je ne connaissais pas et que, cependant, jepromis de tuer… »

À cet endroit de sa lecture,M. de Maurevers dont les cheveux se hérissaient, crutentendre un bruit de pas dans le jardin et courut à la fenêtre.

Mais il ne vit rien, bien que la nuit fûtassez claire.

Il avait sans doute des bourdonnements dansles oreilles.

Et, venant se rasseoir au chevet du litmortuaire, il continua sa lecture.

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