Le Dernier mot de Rocambole – Tome III

Chapitre 16

 

La partie était si animée que personne netourna la tête.

M. de Montgeron s’était presqueavancé sur la pointe du pied et l’épaisseur du tapis avait assourdises pas.

Le baron Henri de C… était fort riche.

Mais il n’aimait pas à perdre et il était defort méchante humeur ce soir-là.

– Je n’ai jamais vu, disait-il, unebanque aussi maquignonnée que celle-là.

– Tu perds tes deux cents louis !belle misère ! dit un joueur.

– Et je vais user de mon droit,messieurs, reprit le banquier.

– Plaît-il ? fit-on de touscôtés.

– Je vais brûler quelques cartes,peut-être que la veine changera.

– Fi ! baron, dit un de cesmessieurs, c’est un jeu de cuistre que tu joues.

– Messieurs, répondit une voix, le baronest maintenant un homme rangé.

On tourna la tête, et on reconnutMontgeron.

Le vicomte avait un rire moqueur qui fitfroncer le sourcil au baron.

– Ah ! je suis un homme rangé,M. de Montgeron ? dit-il.

– On le dit, du moins, répondit levicomte toujours ironique.

– Est-ce un crime ?

– Non pas. Surtout quand on est dansvotre situation.

– Qu’est-ce à dire ? fit le baron,regardant froidement M. de Montgeron.

– Oh ! rien, dit ce dernier,retroussant dédaigneusement sa lèvre supérieure. Ce ne sont pas mesaffaires.

– Me croiriez-vous ruiné ?

– Non, certes.

– Alors ?

– Alors, mon cher baron, j’ai ouï direque vous aviez besoin de conserver votre fortune… pour… voshéritiers…

Et Montgeron prononça ces derniers mots avecun crescendod’ironie.

– En fait d’héritiers, dit le baron, jen’ai qu’un neveu plus riche que moi et que je compte du reste,faire attendre quelque trente ou quarante années.

– Vraiment ! ricana Montgeron. Cen’est pourtant pas ce qu’on dit.

– Plaît-il ?

– Vous vivez longtemps dans vos terres,mon gentilhomme.

– J’aime la campagne.

– C’est en Lorraine, je crois ?

– Mais oui.

– Les Lorraines sont des filles superbes,baron.

– Montgeron, dit le baron de C…impatienté, que veut donc dire ce persiflage ?

– Mettez que je n’ai rien dit.

Et l’attitude de Montgeron devint de plus enplus moqueuse.

– Non pas, dit M. de C… en selevant, vous vous êtes trop avancé pour me refuser uneexplication.

– À quoi bon ?

– De quels héritiersparlez-vous ?

– Vous le savez aussi bien que moi.

Et Montgeron eut un sourire de plus en plusimpertinent.

Tous ceux qui assistaient à cette scènesingulière se regardaient avec un étonnement qui tenait de lastupeur.

Il était évident que M. de Montgeronavait envie de chercher querelle au baron Henri.

Pourquoi ?

Montgeron n’était pourtant pas gris.

– Mon cher baron, reprit ce dernier,avez-vous vu Lafont, cet inimitable comédien, dans une de ses plusjolies créations, le commandant Mauduit, du Lionempaillé ?

– Après ? fit le baron.

– Page était charmante dans Suzon lacuisinière, n’est-ce pas ?

– Où voulez-vous en venir ? demandale baron Henri, pâle de colère.

– À ceci, mon cher baron, continuaMontgeron : il paraît que vous jouez la comédie chez vous,dans votre château.

– Je joue la comédie ?

– Vous tenez l’emploi de Lafont… et,quant à celui de Page, il paraît que c’est une vraie cuisinièrequi… que… enfin… vous comprenez…

– Mon cher Montgeron, dit froidement lebaron, je comprends à tout cela une seule chose.

– Ah ! vraiment ?

– C’est que vous me faites uneplaisanterie du plus mauvais goût.

– Je ne plaisante jamais, baron.

– Oseriez-vous donc soutenir une pareillecalomnie ?

Et M. de C…, tout frémissant, fit unpas en arrière.

M. de Montgeron ôta froidement un deses gants et le jeta au visage du baron.

– Le mot de calomnie est trop gros,baron, dit-il, et je vous le ferai rentrer dans la gorge au pointdu jour.

Le baron Henri ramassa le gant et le plaça surla table.

– M. de Montgeron, dit-il, vousme trouverez à sept heures du matin, au Bois, à la grille deMadrid.

Vous pouvez apporter vos épées et vospistolets ; car je vous préviens que l’un de nous ne doit pasrevenir.

– J’y compte bien, répondit Montgeronavec un accent de férocité qui acheva de plonger les témoins decette scène dans la stupeur.

Et il salua et sortit.

Le baron Hounot, un de ses meilleurs amis,courut après lui.

– Ah çà ! Montgeron, dit-il, commecelui-ci descendait l’escalier du club, es-tu fou ?

– Pas le moins du monde.

– Mais quel mystère y a-t-il donc entrele baron et toi ?

– C’est mon affaire.

– Une histoire de femme,peut-être ?

Montgeron se mit à rire :

– Oui, dit-il, je suis amoureux de sacuisinière.

Et il planta là le baron Hounot qui compritque Montgeron voulait garder son secret.

**

*

Tandis que le vicomte regagnait le CaféAnglais, où il avait laissé Marmouset, on accablait des mêmesquestions, au Club des Asperges, le baron Henri.

Ce dernier répondait avec un grand accent desincérité :

– Je vous jure, messieurs, que je n’aijamais eu avec M. de Montgeron la moindre querelle ;nous n’étions pas liés, mais nous avions l’un pour l’autre uneaffectueuse estime.

Je ne comprends absolument rien, je vous lerépète, à sa singulière agression.

Et tout en disant cela, le baron s’était remisau jeu.

Il joua jusqu’au jour.

Au jour, il se leva, demanda sa voiture, etsortit.

Il avait jugé inutile de prendre des témoinsau club.

Le baron Henri descendait au Grand-Hôtel,depuis qu’il n’habitait plus Paris.

Il s’y trouvait, en ce moment-là, voisin delogis avec deux officiers de son ancien régiment, le 4ehussards.

La veille, ils avaient renouvelé connaissanceà la table d’hôte.

Le baron frappa à leur porte et réclama leursbons offices.

Une demi-heure après, tous trois étaient envoiture, et le baron, pensif, se disait :

– J’ai eu tort de ne pas m’informer si,par hasard, Montgeron ne serait pas amoureux ? Il y a decette femme là-dessous.

À sept heures précises, M. le baron Henride C… et les témoins, munis d’une paire d’épées de combat et de sespistolets de tir, arrivèrent à Madrid.

M. de Montgeron, Marmouset etM. de Noireterre s’y trouvaient déjà.

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