Le Dernier mot de Rocambole – Tome III

Chapitre 11

 

La capitale du rajah se nommaitNarvor. Une triple enceinte de fossés et de murs fortifiésl’entourait.

Bâtie au flanc d’une montagne, elle avait uneceinture de prairies qui descendaient jusqu’à la plaine fertile, etau-dessus d’elle une forêt ombreuse élevait ses grands arbresd’essences diverses pour la préserver des rayons du soleil.

Quand on avait franchi la triple enceinte etqu’on entrait dans la ville, on trouvait des maisons blanches, desfontaines qui entretenaient dans chaque rue une perpétuellefraîcheur et des jardins pleins de fleurs et de fruits.

Au centre de la ville était le palais dumaître, une autre ville dans la ville, également fortifiée, et quipouvait, au besoin, si l’ennemi franchissait les trois premièresenceintes, servir de refuge à toute la population de Narvor.

Cela s’était vu du reste.

Il y a plus d’un siècle, le roi d’Oudeassiégeait Narvor.

Le siège dura plusieurs mois, car Narvor étaitdéfendue par une population vaillante et un chef intrépide.

Mais enfin la première enceinte tomba, puis laseconde, puis la troisième.

Les habitants se réfugièrent dans laforteresse.

La forteresse résista, et le roi d’Oudedécouragé finit par lever le siège.

La forteresse qui servait de palais au rajahOsmany était vaste, renfermait des rues, des places publiques etdes jardins.

Mais pour y pénétrer, il fallait faire partiede la maison militaire du rajah.

Un Indien ordinaire en était banni.

Au milieu de la forteresse s’élevait unbâtiment carré, sans fenêtres, et qui prenait jour par en haut.

C’était le harem d’Osmany.

Deux eunuques noirs veillaient jour et nuit àla porte.

La femme légitime seule a le droit de sortiret de se montrer en public ; les odalisques du souverain oules autres femmes vont voilées au bain et à la promenade, et nuln’a le droit de les approcher.

Le harem est situé sur une vaste place ;à l’angle de cette place est un schoultry, c’est-à-dire un cabaretdans lequel les soldats de la garde personnelle du rajah seréunissent après la sieste et boivent en devisant de leurs affaireset de leurs amours.

Or, un soir, quarante-huit heures avant monarrivée à Narvor, deux soldats, assis sur un banc à la porte duschoultry, causaient à voix basse.

L’un était un Hindou de pure race ;l’autre avait un mélange de sang noir dans les veines.

– Crois-tu au paradis de Vichnou ?disait l’Hindou…

– Je ne sais pas, répondit naïvement lenègre.

– Il faut y croire.

– Pourquoi ?

– Parce qu’il existe et que ceux qui yvont y jouissent de félicités infinies.

Le nègre épanouit ses lèvres charnues etmontra ses dents blanches ; puis il parut attendre que soncompagnon lui fît la nomenclature des joies de ce paradismystérieux.

– As-tu vu la dernière femme dumaître ? demanda l’Indien.

– La belle ?

– Oui.

– Comment aurais-je pu la voir ? Lerajah ne permet pas qu’elle ôte son voile, même le soir, maisl’eunuque Roumafi prétend qu’elle éclipse en beauté toutes lesreines de l’Inde.

– C’est vrai.

– Comment peux-tu le savoir ?

– Je le sais parce que je l’ai vue.

– Toi ?

– Oui, moi, et à visage découvert. Ehbien ! poursuivit l’Hindou, le dieu Vichnou réserve desmilliers de femmes aussi belles qu’elle à quiconque ira dans sonparadis.

Un rayonnement sensuel dilata les yeux dunègre.

– Mais comment faut-il faire pour yaller ? demanda-t-il naïvement.

– Il faut risquer sa vie pour un hommequ’aime le dieu Vichnou. Si on meurt, on va tout droit dans leparadis.

– Bon !

– Si on survit, Vichnou vous protègejusqu’à l’heure de votre mort naturelle.

– Et alors ?

– Alors, quand votre âme a quitté votrecorps, Vichnou ouvre les portes de son paradis et vient à larencontre de votre âme avec ces milliers de femmes qui, toutes, jepuis l’affirmer, sont plus belles que-la dernière femme durajah.

Le nègre devint pensif ; puis, après unsilence :

– Mais, dit-il, quel est l’homme qui a suconquérir l’amitié du dieu Vichnou.

– J’en connais un.

– Ah !

– C’est Tippo-Runo, le premier ministredu rajah.

– Vraiment ! fit le nègre.

– Et celui qui mourra pour Tippo-Runos’en ira tout droit au paradis de Vichnou, où il retrouvera uncorps jeune et beau, blanc comme du lait.

– Comment ! moi qui suisnoir ?…

– On donnera à ton âme un corps semblableà l’ivoire.

Le nègre réfléchit encore ; puis il dittout à coup.

– Je veux bien mourir pour Tippo-Runo.Mais tu m’assures que le paradis dont tu parles existeréellement ?

– Si je ne le croyais pas, mepréparerais-je, moi aussi, à jouer ma vie pour plaire àTippo-Runo ?

Le nègre regarda l’Hindou avec une curiositécroissante.

L’Hindou reprit :

– Tippo-Runo est plus puissant que lerajah lui-même. Quand Tippo-Runo veut une chose, il faut qu’ellesoit.

– Et que veut Tippo-Runo ?

– Il est amoureux d’une femme et il veuts’en emparer.

– Ah ! il a assez de trésors pourl’acheter, quel que soit son prix.

– Elle n’est pas à vendre.

L’étonnement du nègre augmenta.

– C’est la dernière femme du rajah, ditl’Hindou qui s’appelait Mortar.

Le nègre fut si étonné de cette confidencequ’il laissa échapper la tasse de thé qu’il avait à la main.

L’Hindou continua :

– Tippo-Runo s’est juré d’avoir la femmedu rajah, et il l’aura.

– Les murs du harem sont épais.

– C’est vrai.

– Les portes sont doublées de fer.

– On les ouvrira.

– Mais qui ?

– Écoute, dit l’Hindou, je te donne àchoisir : ou mourir sur-le-champ.

Et il lui appuya sur la gorge la pointe de sonkandjar.

– Ou me faire le serment que tu nerévéleras jamais ce que je vais te dire.

– Sur ma part de ce paradis que tu mepromets, dit le nègre, je te jure que mon oreille gauche ne saurarien de ce que tu auras confié à mon oreille droite, et que latombe ne sera pas plus muette que moi.

– C’est bien, je te crois.

– Parle donc, fit le nègre.

– Tippo-Runo est si bien avec le dieuVichnou, reprit Mortar l’Hindou, que ses serviteurs n’hésitent pasà lui faire des sacrifices auprès desquels la mort n’est rien.

– Comment cela ?

– Tippo-Runo a un nègre appelé Kougli.C’est un nègre comme toi, mais un nègre de la côte occidentale, deceux qui sont rouges plutôt que noirs et qui sont si beaux que lesalmées et les bayadères se meurent souvent d’amour pour eux.

– Bon ! fil le nègre.

– Kougli était adoré de la belle Namouna,la bayadère qui danse à Calcutta, dans la ville blanche, ens’accompagnant avec une grappe de grelots.

Namouna et lui devaient s’épouser etTippo-Runo, dont il était le favori, avait promis de les doterrichement.

Eh bien ! Tippo-Runo a dit àKougli :

– J’aime la femme du rajah etj’ai compté sur toi. Il faut que tu pénètres dans le harem.

Kougli a répondu qu’il était prêt.

Et Kougli a abdiqué sur-le-champ son rôled’homme pour obéir à Tippo-Runo.

– Je ne comprends pas, dit le nègre.

Mortar reprit :

– As-tu vu le nouvel eunuque noir quivient quelquefois, en sortant du harem. se désaltérer avecnous dans le schoultry ?

– Oui, certes.

– C’est Kougli.

– Lui !

– Lui-même. Tu vois bien que Tippo-Runo ades serviteurs dévoués.

– Mais, reprit le nègre, parce qu’il estdans le harem du rajah, ce n’est pas une raison pour qu’il puisseenlever la jeune femme.

– Seul, il ne le pourrait pas, car leseunuques peuvent bien franchir la porte du harem. mais noncelle de la forteresse ; et une femme ne peut en sortirqu’avec l’homme qui dit être son mari.

– Eh bien !

– Eh bien ! la nuit prochaine,Kougli sortira du harem avec la femme du rajah.

– Bon !

– Et il nous la confiera.

– À nous ?

– À nous deux. C’est à nous de la fairesortir de la forteresse ; ensuite, si nous réussissons, Tipponous comblera de richesses.

– Et si nous sommes surpris ?

– Le rajah nous fera trancher latête ; mais nous irons dans le paradis de Vichnou.

Toutes ces explications ne suffisaient pas aunègre.

– Mais, dit-il encore, la jeune femmeconsentira donc à suivre l’eunuque ?

– Oui.

– Pourquoi ?

– Parce que, lorsque son père l’a venduepour dix mille bourses au rajah, elle avait un amour au cœur.

– Ah !

– Elle aimait un Indien de Bénarès, jeuneet beau, et ils s’étaient juré fidélité. Tippo savait cela et il adonné les instructions à Kougli en conséquence. Kougli dira à lafemme du rajah : Je suis le fidèle serviteur de l’homme quivous aime et que vous aimez ! Et elle le croira et consentiraà le suivre.

– Et nous ?

– Nous lui tiendrons le même langage.

Le nègre hésitait encore :

– Tu crois donc, dit-il, que nouspourrons sortir de la forteresse ?

– Oui.

– Comment ?

– La femme du rajah sortira du haremparfaitement voilée, et, de plus, elle aura teint sa figure ennoir. N’as-tu pas une femme noire comme toi ?

– Oui.

– Tu prendras la femme du rajah par lamain, tu te présenteras à la porte et tu diras, en soulevant uncoin du voile : – C’est ma femme. – Passez, répondra lasentinelle.

– Tu crois ?

– J’ai de bonnes raisons pour cela ;car cette sentinelle, ce sera moi.

– Ah ! c’est différent, fit lenègre.

– Quand tu seras dans la ville,poursuivit Mortar, tu te rendras avec ta prétendue femme auschoultry de la Perle bleue, et tu y trouveras unpalanquin et une escorte envoyés par Tippo-Runo. Seulement, tudiras à ta compagne :

– C’est ton fiancé qui nous envoie toutcela.

– Bien ! dit le nègre.

– Maintenant, acheva Mortar, es-tu décidéà me servir ?

– Oui, si tu me jures que le paradis deVichnou existe.

– Je te le jure.

– C’est bien, dit le nègre.J’accepte.

En ce moment, la porte du harem s’ouvrit et uneunuque noir parut.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer