Le Dernier mot de Rocambole – Tome III

Chapitre 29

 

Le manuscrit de Turquoise.

(Suite.)

Le soir était venu, puis une de ces sombresnuits étoilées qu’ignorent les climats du nord, et qui font du cielun manteau noir semé de poudre d’or.

L’officier carliste, les soldats, les curieuxdu village qui, toute la journée, avaient envahi la posada,s’étaient retirés.

Il ne restait plus dans l’auberge que lacabaretière, une petite servante, la marquise de Maurevers et sonfils, le muletier et le valet de chambre.

La pauvre femme, souffrante, avait refusé dese mettre au lit.

Elle s’était enveloppée dans sa pelisse devoyage et s’était assise auprès du feu qu’on avait allumé toutexprès pour elle.

Le muletier était allé se coucher dansl’écurie ; le valet de chambre avait trouvé un gîte dans laberline de voyage.

Quant au jeune marquis de Maurevers, il nevoulait pas quitter sa mère, et il s’était allongé sur deuxescabeaux.

Alors, la cabaretière fit un signe à sa petiteservante qui gagna l’échelle du grenier, et elle se trouva seuleavec les deux voyageurs.

C’était une femme d’environ vingt huit ans,cette cabaretière.

Elle était brune, petite, grasse, quoiqued’une extrême agilité.

Deux grands yeux noirs éclairaient son visagequi était joli, bien qu’irrégulier, et ses lèvres un peu charnuesrespiraient le sensualisme, la passion et le dévouement tout à lafois.

Elle avait été servante à Bayonne et parlaitquelque peu le français.

– Madame, dit-elle à la marquise,lorsqu’elle se trouva seule avec elle et son fils, si je vous aiconseillé de passer la nuit ici, c’est que, croyez-le bien, jesavais le moyen de vous faire traverser la montagne sans qu’il vousarrivât malheur.

– Vraiment ! fit la marquise enregardant cette femme.

– Madame, reprit-elle, à Ojaca, on aimeassez les bandits, José Minos ne nous fait aucun mal.

– Je sais cela, ditMme de Maurevers en souriant.

– Les bandits ne viennent pas en pleinjour, continua la cabaretière, mais ils descendent presque toutesles nuits.

– Ah !

– Souvent Pedro vient ici.

– Qu’est-ce que Pedro ?

– Un ancien muletier qui, dans un momentde colère et de jalousie, a tué un alcade, l’alcade de SanIago, qui était le préféré de sa femme.

On l’a condamné à mort et il allait êtregarrotté quand il est parvenu à se sauver.

Alors, ne sachant plus que devenir, il s’estfait bandit. José Minos l’aimait beaucoup, presque autant que lepetit Juan.

– Qu’est-ce que le petit Juan ?demanda le jeune marquis de Maurevers.

– C’est le fils adoptif de JoséMinos.

– Ces gens-là ont donc des enfants ?fit le marquis avec dédain.

Sa mère le regarda d’un air de doux reprocheet la cabaretière continua :

– Pedro le muletier est devenu lelieutenant de José Minos. Ce que Pedro veut, José Minos lefait.

Pedro viendra certainement ici cette nuit etje l’intéresserai à vous ; si je lui demande de vous protéger,il le fera.

– Et nous pourrons traverser la montagnesans danger ?

– Oh ! si vous avez la parole dePedro, vous serez aussi en sûreté que dans la rue la plusfréquentée de Bayonne.

Et la cabaretière se mit à faire l’éloge dumuletier devenu bandit, avec une chaleur et un enthousiasme quidonnèrent à penser à la marquise de Maurevers qu’elle pouvait bienlui avoir donné son cœur tout entier.

Vers onze heures du soir, la cabaretièreouvrit la porte, s’avança sur le seuil et interrogea les étoiles,ce qui était sa manière de calculer le temps.

– Pedro ne peut tarder, dit-elle.

Et, en effet, quelques minutes après, un coupde sifflet lointain se fit entendre.

– C’est lui ! dit-elle.

Elle alluma une lampe et la posa sur le bordde la fenêtre. C’était un signal qui voulait dire àPedro :

– Tu peux venir.

Quelques minutes plus tard, la porte s’ouvritet le bandit entra.

C’était un grand garçon de trente àtrente-cinq ans, bien taillé et beau comme un des personnages destoiles de Zurbaran ; son œil était doux ; on devinait, enle voyant, que sans le malheur qui l’avait jeté dans la vieaventureuse qu’il menait, il serait resté un honnête muletier.

À la vue de la marquise et de son fils, Pedrofronça le sourcil.

Mais, en dépit de son état maladif, lamarquise était encore fort belle et elle avait un grand air dedignité et de résignation qui toucha Pedro comme il avait ému lacabaretière.

Celle-ci dit quelques mots à l’oreille dubandit.

Le bandit se prit à examiner la marquise etson fils avec plus d’attention.

La cabaretière parlait toujours et le visagerembruni de Pedro se déridait peu à peu.

Enfin, il prononça quelques mots à son tour etmit la main sur son cœur.

– Madame, dit alors la cabaretière à lamarquise, Pedro consent à vous prendre sous sa protection, et ilvient de me le jurer. Le serment de Pedro est sacré ; il ajuré par saint Jacques, le patron des Espagnes. Mais il dit qu’ilfaut que vous quittiez sur-le-champ Ojaca, et que vous partiez enpleine nuit, parce que demain, au point du jour, José Minos doittenter une expédition.

– Eh bien ? dit la marquise.

– Pour que vous puissiez traverser lamontagne, sans danger, il faut un sauf-conduit de José Minos, etpour avoir ce sauf-conduit, il faut arriver avant que José soitparti.

La marquise, d’un signe de tête, fitcomprendre au bandit qu’elle consentait à se placer sous sasauvegarde.

La petite servante que la cabaretière appelaalla réveiller le muletier.

Les mules furent harnachées, attelées à laberline, et Pedro monta sur le siège, à côté du valet dechambre.

Quelques minutes après, la marquise, aprèsavoir posé quelques pièces d’or dans un coin de la posada, semettait en route, pleine de confiance dans le serment dubandit.

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