Le Dernier mot de Rocambole – Tome III

Chapitre 6

 

Deux heures après, un fiacre à quatre placesarrivait à Bellevue, et s’arrêtait devant la grille de l’habitationqu’on appelait dans le pays la maison de la Belle Jardinière.

M. Lépervier en descendit avec deuxhommes qu’à leur mine il était facile de reconnaître pour dessergents de ville déguisés en bourgeois, et un quatrièmepersonnage, vêtu de noir des pieds à la tête, et qui paraissaitêtre un magistrat.

Un petit coupé brun, attelé d’un cheval desang, suivait le fiacre, et deux autres personnages ensortirent.

C’étaient M. de Montgeron et sonjeune ami, M. Casimir de Noireterre.

M. Lépervier, avant de sonner, jeta àtravers la grille un regard dans le jardin.

Il y avait bien une dizaine d’ouvrierstravaillant avec ardeur, les uns à bêcher des plates-bandes, lesautres à poser des cloches en verre, d’autres, enfin, à tailler desarbres.

Au milieu d’eux, un gros homme à mine épanouieallait et venait, donnant des ordres.

M. Lépervier fit la réflexion qu’avaitfaite, quatre jours auparavant, M. de Montgeronlui-même.

Ce pavillon carré avait un aspect honnête etbourgeois, et ce jardin n’offrait rien de mystérieux à premièrevue.

M. Lépervier sonna.

Au bruit de la cloche, le gros homme quittales ouvriers et marcha vers la grille d’un air empressé.

Puis ayant ouvert lui-même, il ôta le largechapeau de paille dont il était couvert, et salua avec toutel’aménité d’un commerçant qui voit entrer des clients chez lui.

– Monsieur, lui dit M. Lépervier,nous désirons parler à la maîtresse de maison.

– Ces messieurs, répondit le gros hommequi pouvait bien avoir cinquante ans, sont sans doute des clientsde madame Lévêque ?

– Oui monsieur, réponditM. Lépervier qui se dit :

« Bon ! il paraît que la dames’appelle madame Lévêque. »

– Mille excuses, messieurs, reprit legros homme en saluant une seconde fois ; mais vous aurez étéoubliés, sans doute, dans la distribution des prospectus.

– Hein ? fit M. Lépervier.

Le gros homme tira de sa poche un carré depapier qu’il mit, pour toute réponse, sous les yeux de l’homme depolice.

C’était une circulaire imprimée, conçue en cestermes :

« M.

« J’ai l’honneur de vous informerque, me retirant définitivement des affaires, je viens de céder monfonds à monsieur Polydore Grosjean, jardinier pépiniériste, à quije vous prie de continuer les bontés et la confiance dont vousvouliez bien m’honorez.

« VEUVE LÉVÊQUE. »

M. Lépervier fronça légèrement le sourcilen prenant connaissance de ce factum.

– Pardon, monsieur, dit-il en regardantattentivement le gros homme, c’est vous qui êtes M. PolydoreGrosjean ?

– Pour vous servir, répondit-il.

Et il salua une troisième fois.

– Ainsi vous êtes le successeur de madameLévêque.

– Oui, monsieur.

– Depuis longtemps ?

– J’ai acheté le fonds et la propriétédepuis quinze jours ; mais je ne suis entré en jouissance qued’hier.

– Ah ! et madame Lévêque est encoreici probablement ?

– Non, monsieur, répondit le gros homme,madame Lévêque est partie pour Paris avant-hier soir, mais si vousavez personnellement affaire à elle, je puis vous donner sonadresse.

– Fort bien, dit M. Lépervier.

– Madame Lévêque habite la rue du Temple,n° 69 bis.

Et le gros homme ajouta avec unsoupir :

– Je croyais que ces messieurs étaientdes clients.

M. Lépervier le prit par le bras etl’entraîna un peu à l’écart :

– Monsieur Polydore Grosjean, dit-il, jevois qu’il faut que je vous fasse connaître ma qualité.

Le gros homme le regarda d’un air ébahi.

– Je m’appelle Lépervier, et je suis chefde section dans la brigade de sûreté.

Le gros homme tressaillit ; maisl’ébahissement de sa large figure rougeaude fut si naïf queM. Lépervier en fut quelque peu dérouté.

M. Polydore Grosjean le regardaittoujours, et semblait se poser cette question :

– Qu’est-ce que je puis donc bien avoirde commun avec la police ?

M. Lépervier poursuivit :

– Si, comme j’ai tout lieu de le croire,vous êtes un honnête commerçant, complètement étranger aux faitsqui motivent ma présence ici, je serais désolé de vous causer lemoindre tort.

– Mais… monsieur…

Et l’étonnement du jeune homme se changea enstupeur.

– Cependant, poursuivit.M. Lépervier, il faut que je fasse mon devoir ?

– Votre devoir ?

– Oui monsieur.

– Comment cela.

– J’ai un mandat de perquisition chezvous.

– Chez moi !

– Ou plutôt chez madame Lévêque que jecroyais trouver ici. Par conséquent, acheva M. Lépervier d’unton franc, ne faisons pas de bruit, recevez-moi ainsi que cesmessieurs comme des amis et laissez-nous visiter la maison.

M. Polydore Grosjean n’en revenait pas.Il était fort rouge et quelques gouttes de sueur perlaient à sonfront.

– Monsieur, murmura-t-il enfin d’une voixémue, j’ai été pendant trente années établi pépiniériste àSaint-Mandé. Je suis bien connu… et jamais je n’ai inspiré lemoindre soupçon… je suis un honnête homme… et croyez…

– Je crois, interrompit polimentM. Lépervier, que vous ne me comprenez pas très bien… ouplutôt, peut-être me suis-je mal expliqué. Le mandat deperquisition concernait la maison de madame Lévêque. Vous l’avezachetée ; mais cela ne doit pas m’empêcher d’obéir aux ordresque j’ai reçus.

– Mais enfin, monsieur… pourquoi cetteperquisition ?

– Nous sommes sur les traces d’uncrime.

Cette fois l’émotion de M. PolydoreGrosjean fit place à un gros accès d’hilarité.

– Oh ! par exemple ! dit-il,dans tous les cas si on a commis un crime, ce n’est pas madameLévêque qui est la coupable, c’est bien la plus honnête desfemmes.

– Ah !

– Voilà dix ans que je la connais.

– Vous la connaissez depuis dixans ?

– Et son mari aussi, le pauvre cherhomme ! il est mort dans mes bras, il y aura trois ansbientôt.

L’air candide du gros jardinier et son accentde sincérité produisaient sur M. Lépervier une impression desurprise qui était partagée par M. de Montgeron luimême.

M. Polydore Grosjean ajouta :

– Mais enfin, monsieur, si vous voulezvisiter la maison, je suis à votre disposition. Seulement vousm’excuserez…, elle est à peu près vide… mes meubles ne sont pasencore arrivés…

Et il se dirigea vers la maison.

M. Lépervier, l’homme vêtu de noir quin’était autre qu’un commissaire de police, les deux agents,Montgeron et Casimir de Noireterre le suivirent.

Les jardiniers n’avaient pas interrompu leurbesogne, et ils avaient cru sans doute que les visiteurs étaientdes clients.

Le gros homme poussa la porte d’entrée quiétait entrebâillée et s’effaça pour laisser passerM. Lépervier. Celui-ci dit à Montgeron :

– Maintenant monsieur, rassemblez vossouvenirs et guidez-nous.

– Oh ! dit Montgeron, ce serafacile. Je me reconnais parfaitement ici.

Et le premier, il gravit l’escalier.

Au premier étage il trouva le couloir au boutduquel il trouvait la porte vitrée.

Cette porte était grand ouverte.

Mais la chambre mortuaire était vide ;les tentures funèbres, le lit de parade et le cadavre avaitdisparu.

Un papier à ramages couvrait les murs et unrayon de soleil s’ébattait joyeusement sur le parquet.

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