Le Dernier mot de Rocambole – Tome III

Chapitre 8

 

L’agent de police Manuel à M. Lépervier, chef du bureaudes affaires mystérieuses.

« Mon chef,

« Je vais compléter par cette lettre ladépêche télégraphique expédiée il y a une heure.

Les lois anglaises exigent des formalités sansnombre, et il est plus difficile de se faire rendre un cadavre qued’obtenir l’extradition d’un assassin.

Le corps de M. de Maureversretrouvé, j’ai pu en faire faire une photographie que je vous aitransmise dans ma lettre d’hier.

Mais la loi veut que tout homme assassiné soittransporté dans une salle dite « des morts » et qu’il yreste jusqu’à ce que son inhumation ait été permise par un jugementdu shériff.

Naturellement, et me conformant à vosinstructions, j’ai demandé que le cadavre me fût rendu, et je mesuis soumis à toutes les formalités voulues.

Ma journée d’hier a été employée à cela.

Dans le courant de cette journée, le corps deM. de Maurevers a été l’objet de la curiositéuniverselle.

La chambre des morts est ouverte au public, deneuf heures du matin à cinq heures du soir.

Le policeman Watson que j’avais prié de resterauprès du corps et de me faire un rapport, a constaté que plusieurspersonnes l’avaient reconnu.

C’est d’abord un membre de l’aristocratie,lord G… qui passe les hivers à Paris et n’a point hésité às’écrier :

– Mais c’est un Français, le marquisGaston de Maurevers !…

Ensuite, une femme qui tient une maison garnieà Hampstead a affirmé qu’elle l’avait eu pour locataire.

Le policeman a pris l’adresse de cette femmeet, hier soir, je me suis présenté chez elle.

Elle m’a montré la chambre qu’avait occupéeM. de Maurevers et qui, depuis, n’a été habitée parpersonne.

On avait brûlé différents papiers dans lacheminée… J’ai pu ressaisir quelques morceaux épargnés par lefeu.

L’un d’eux, que je vous envoie est, comme vouspourrez le voir, couvert d’une écriture de femme. On litdistinctement ces mots :

 

Reviens, mon bien-aimé, je tepardonne.

 

Hier soir, j’ai obtenu l’autorisation de faireenlever ce matin à neuf heures le corps deM. de Maurevers et de l’embarquer pour la France.

Comme je craignais la décomposition, je mesuis entendu avec un chirurgien très habile qui devait faire uneincision à la carotide et injecter le cadavre d’une solution detanin.

Ce matin donc, je terminais ma mission et mespréparatifs de départ, lorsque le policeman Watson est entréprécipitamment chez moi et m’a annoncé la disparition ducadavre.

Comment cet enlèvement a-t-il eulieu ?

C’est ce que nous avons cru deviner à certainsindices.

Comme la Morgue de Paris, la chambre des mortsest située au bord de la rivière.

C’est un bâtiment carré n’ayant qu’unrez-de-chaussée divisé en trois pièces :

La salle des morts, proprement dite, qui estséparée par un grillage et une balustrade à hauteur d’appui, duvestibule dans lequel le public est admis.

Derrière la salle des morts, une chambre dedissection où couchent les gardiens.

Le soir, on ferme les portes ouvertes aupublic durant le jour et les gardiens, au nombre de deux, seretirent dans la salle de dissection.

Néanmoins, j’avais obtenu que deux policemen,dont l’agent Watson, passassent la nuit auprès du corps deM. de Maurevers.

La salle de dissection ouvre sur la Tamise pardeux fenêtres à terrasse de bois qui surplombent la rivière.

Ces fenêtres ne sont point grillées.

Quand la rivière est grosse, un homme quipasse debout dans une barque, peut atteindre avec les mains la basede ces terrasses.

C’est par l’une d’elles que les ravisseurs ontdû pénétrer dans le monument funèbre.

On laisse quelquefois les fenêtres ouvertessurtout quand il y a des corps dans la chambre de dissection.

Les gardiens allument alors un grand feu pourse préserver du froid.

C’est ce qui est arrivé la nuit dernière.

L’agent de police Watson m’affirme que jusqu’àdix heures du soir, les deux gardiens ont joué aux cartes.

Lui et son collègue sont demeurés dans lasalle des morts.

Ce dernier a éprouvé le besoin de dormir etWatson lui ayant promis de veiller, il s’est allongé sur une tablede marbre qui était vide.

Mais bientôt il a été pris lui-même d’unimpérieux besoin de dormir, auquel, malgré ses efforts, il n’a purésister.

Quand il s’est éveillé, le soleil pénétraitdans la salle des morts.

Watson avait la tête si lourde que d’abord ilne s’est pas rendu compte du lieu où il se trouvait.

Puis ses souvenirs revenant, il s’est aperçuque le corps de M. de Maurevers avait disparu.

L’autre policeman dormait toujours.

Watson a essayé de l’éveiller et ne pouvant yparvenir, il s’est précipité dans la salle de dissection.

Les deux gardiens dormaient pareillement, l’uncouché sur la table, l’autre dessous.

Les cartes jonchaient le sol.

La fenêtre de droite était ouverte.

Watson a trouvé une corde solidement attachéeà l’un des barreaux de la balustrade qui entoure la terrasse.

À force de secouer les gardiens et lepoliceman, il est parvenu à les éveiller.

Ni ce dernier, ni les deux autres, pas plusque Watson n’ont rien entendu, durant la nuit.

Mais il est évident que les voleurs sontentrés par la fenêtre et ont emporté le cadavre, qu’ils aurontdescendu dans une barque en s’aidant de cette corde retrouvée parWatson.

Comment les gardiens se sont-ilsendormis ? C’est là une énigme dont le chirurgien qui s’étaitrendu directement à la Morgue m’a donné le mot.

Dans la soirée l’un des gardiens est alléacheter du tabac à priser.

Ce tabac a été pris dans un magasin de cigaresdu quartier.

Les deux policemen et l’autre gardien eu ontpris plusieurs prises, en commençant à jouer.

Le chirurgien ayant trouvé la tabatièreouverte sur la table, a soumis à une analyse le reste du tabacqu’elle contenait.

Le tabac était mélangé d’un narcotique presquefoudroyant, ce qui explique la promptitude avec laquelle gardienset policemen se sont endormis.

Sur ma demande, on a mis le marchand de tabacen état d’arrestation.

Mais cet homme que j’ai vu protesterénergiquement de son innocence, soutient qu’il a vendu du tabacordinaire.

D’un autre côté, le gardien croit se souvenirqu’un homme du peuple, au moment où il sortait du magasin decigares lui a demandé une prise.

On recherche cet homme qui aurait fort bien puen introduisant ses deux doigts dans la tabatière, y laisser tomberle narcotique en question sous forme de poudre noirâtre.

Toute la police de Londres est sur pied etj’espère encore retrouver le corps deM. de Maurevers.

Demain vous aurez une seconde lettre.

Agréez, etc.…

MANUEL. »

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