Le Dernier mot de Rocambole – Tome III

Chapitre 13

 

Je passe sur des événements de peud’importance.

Six mois après, l’empire du rajah était enfeu.

Tippo-Runo, levant l’étendard de la révolte,avait passé aux Anglais, entraînant dans sa désertion les deuxtiers de l’armée du rajah.

Nous étions assiégés dans Narvor.

Osmany n’avait plus autour de lui que cinq ousix mille hommes résolus et fidèles.

Un matin que nous avions visité les forts dela ville et passé en revue les derniers moyens de défense qui nousrestaient, le rajah me conduisit dans la pièce la plus reculée deson palais et me dit :

– Tu es le dernier homme en qui j’ai mistoute ma confiance parce que tu es Français, je vais t’initier à unsecret duquel dépend l’avenir de ma race, je me livre à toi comme àun frère.

– Parlez, prince, répondis-je, votreconfiance ne sera point trahie.

Le rajah me dit alors :

– La première chose que l’on apprend auxgens de ma race, depuis un siècle, c’est à se défier del’Angleterre. Il y a cent ans l’Inde était gouvernée par des roispuissants, et un peuple heureux et libre vivait des bords du Gangeà ceux de l’Euphrate.

Les Anglais sont venus ; par la forcequelquefois, par la trahison le plus souvent, ils sont parvenus àréduire en servage d’abord et à anéantir ensuite tous ces rois ettous ces peuples.

Je suis un des derniers représentants del’indépendance indienne.

Mais je sais le sort qui m’attend.

Au faîte de ma puissance, bien avant latrahison de ce misérable Tippo-Runo que j’ai comblé de mesbienfaits, j’avais prévu le jour où il se pourrait faire quel’Angleterre voulût me fouler aux pieds et anéantir ma race. Et marace ne doit point périr.

Je mourrai moi, demain peut-être, les armes àla main.

Avec moi disparaîtra la dernière terre libredu sol indien ; mais il faut que ma race me survive.

Qui sait ? dans bien des annéespeut-être, un homme issu de mon sang se lèvera, qui, protégé par levieux génie de l’Inde, parviendra à chasser l’étranger et à rendrela liberté à son pays.

– Vous voulez me charger de votrefils ? lui dis-je.

– Oui. Je veux qu’après ma mort tul’emmènes en Europe, et que tu lui apprennes à haïr lesAnglais.

Et, comme il me voyait faire un mouvement quitrahissait une certaine inquiétude :

– Oh ! me dit-il, ne crains rien.Depuis dix ans j’ai accumulé des richesses mystérieuses qui luipermettront de vivre selon son rang.

– Mais, prince, interrompis-je, vousoubliez notre situation.

– Je n’oublie rien.

– Nous sommes assiégés dans votredernière ville.

– Sans doute.

– Tôt ou tard, il faudra succomber.

– J’ai prévu le dénouement, puisque j’aifait le sacrifice de ma vie.

– Alors, votre fils tombera au pouvoirdes Anglais…

Il ne me répondit pas tout d’abord.

– Vos richesses deviendront leurproie.

Il eut un sourire mélancolique, et, hochant latête, il me dit :

– Tu te trompes !

– Vous avez trouvé un moyen de sauvervotre fils ?

– Oui.

– Et vos richesses ?

– Oui. Mon fils est en sûreté, mestrésors aussi.

Et comme je le regardais avec étonnement, ilpoursuivit :

– Cet enfant que mon peuple salue, queKôli-Nana, ma première femme, serre sur son cœur avec transport, cejeune prince en qui ceux qui m’entourent ont vu longtempsl’héritier de mon trône, n’est pas mon fils.

Mon étonnement fut si grand que le rajahcontinua aussitôt :

Il y avait deux ans que Kôli-Nana était mère.Une nuit, je fis enlever mon enfant dans son berceau et on luisubstitua l’enfant d’une autre femme.

– Ainsi, m’écriai-je, le princeAli ?

– Le prince Ali n’est pas mon fils.

– Mais le fils de VotreAltesse ?

– Il est loin d’ici, et il ignore sonorigine. Quand je serai mort, tu la lui apprendras.

Je regardais le rajah avec une sorte destupeur.

Il continua :

– Il y a à Calcutta, dans la ville noire,la ville indienne, comme on l’appelle, un pauvre homme qui exercel’humble profession de tailleur.

Il est vieux et voûté, il est pauvre, enapparence du moins, et son unique soutien est un jeune garçon dedouze ans qui travaille jour et nuit.

Ce tailleur, qui répond au nom turc de Hassan,est un ancien serviteur de ma famille.

L’enfant qu’il élève et qui l’appelle sonpère, c’est mon fils.

– Ah ! m’écriai-je.

– Quand tout sera perdu, reprit leprince, lorsque j’aurai livré ma dernière bataille, frappé mondernier coup d’épée, rendu mon dernier soupir, tu te mettras enroute pour Calcutta.

– Oui, prince.

– Tu iras trouver le tailleur et tu luimontreras cet anneau.

En même temps, Osmany tira de son doigt unebague dont le chaton portait une inscription indienne qui voulaitdire : Souviens-toi.

Puis il la mit à mon doigt,ajoutant :

– Le tailleur te montrera alors le jeuneenfant, puis il te conduira au fond de la cave de son humblemaison, et tu verras là plus d’or et de pierreries qu’il n’y en adans le palais du roi de Lahore.

C’est le patrimoine de mon fils.

Tu es intelligent et fidèle, poursuivit lerajah. Tu sauras bien emporter ces richesses en Europe, sanséveiller la cupidité des Anglais ; tu sauras bien emmener monfils avec toi, lui apprendre que son père est mort pourl’indépendance de l’Inde, et qu’il lui transmet son héritage dehaine pour la Grande-Bretagne.

– Je ferai cela, répondis-je.

Il me donna sa main à baiser et medit :

– J’ai foi en toi !

**

*

Les Anglais poussaient le siège avecvigueur.

La garnison se défendait héroïquement ;mais chaque jour un pan de rempart s’écroulait sous le canon deTippo-Runo.

Chaque jour aussi, les vivres devenaient plusrares, et il avait fallu expulser de la ville ce qu’on appelle lesbouches inutiles.

Enfin, un soir, le rajah me dit :

– Il faut renoncer à défendre Narvor pluslongtemps, tenter une sortie, essayer de passer au travers deslignes anglaises et gagner les montagnes.

Là, peut-être résisterons-nous avec plus desuccès.

Le plan était hardi, mais il n’était pasimpraticable.

La saison de ces pluies torrentielles dont lespays brûlants ont seuls le secret, était venue.

Le rajah rassembla son conseil de guerre et ilfut décidé qu’on attendrait une nuit obscure et tourmentée et qu’ontenterait une sortie.

Deux jours plus tard, l’occasion parutfavorable.

La nuit était sombre, la pluie tombait àtorrents : l’armée anglaise était réfugiée sous lestentes.

En moins de deux heures tout fut prêt.

Les femmes et les enfants furent placés surdes éléphants au centre de l’armée formée en carré.

Puis les portes s’ouvrirent, et le rajahsortit silencieux à la tête de ses troupes.

Les Anglais surpris essayèrent de nous barrerle chemin ; mais ils ne tinrent pas contre l’impétuosité dessoldats d’Osmany.

Ce fut un beau combat, court et meurtrier,livré à la clarté des éclairs et au bruit du tonnerre.

L’armée anglaise fut culbutée et nous pûmesnous retirer au nord de la ville, dans une vallée profonde.

Mais là une nouvelle armée se dressa devantnous.

Quand le jour parut, du sommet des montagnesvoisines des milliers d’hommes descendirent et nous,enveloppèrent.

Ce n’étaient plus des Anglais ; c’étaientles soldats de Tippo-Runo le rebelle.

Le combat recommença, il se prolongea jusqu’ausoir il recommença le lendemain, plus acharné et plusmeurtrier.

Les compagnons du rajah tombaient un à un, etbientôt nous ne fûmes plus autour de lui qu’une poignéed’hommes.

Enfin, une balle l’atteignit au flanc et iltomba de cheval.

Je le reçus sanglant dans mes bras.

Il fixa sur moi son œil mourant et medit :

– Souviens-toi !

Puis il ajouta d’une voix éteinte :

– Et venge-moi !

Ce fut sa dernière parole.

Quelques secondes après, le rajah Osmany étaitmort me confiant son fils et emportant dans la tombe la promesseque je venais de lui faire : de poursuivre sans relâche letraître Tippo-Runo.

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