Le Dernier mot de Rocambole – Tome III

Chapitre 40

 

Cette femme qu’on appelait à Saint-Cloud labelle Anglaise et que M. de Maurevers venait voir denuit, en prenant mille précautions, c’était, on l’a deviné, cellequ’il avait sauvée, un soir, dans les Champs-Élysées et à qui ilavait offert l’hospitalité dans son hôtel.

Elle paraissait en proie, le lendemain de cejour, à une telle épouvante, que le jeune marquis n’avait pas crudevoir la laisser sortir de chez lui.

Huit jours, puis quinze, puis un moiss’étaient écoulés.

L’amour était venu, au milieu de ces alarmesincessantes, de ces frayeurs sans nombre que cette femmetémoignait.

Et puis elle était belle.

Belle de cette beauté fraîche et rose desfemmes du Nord qui ont les cheveux châtains et les yeux bleufoncé.

Ni grande, ni petite, svelte en sa taille unpeu rondelette, avec des pieds et des mains d’une adorablepetitesse, des dents éblouissantes de blancheur et un sourire où ily avait plus de jeunesse et de gaieté que de mélancolie, Julienne,qui avait un peu plus de vingt-huit ans, devait tourner la tête dumarquis.

Julienne !

Il ne lui connaissait pas d’autre nom ;le jour où il s’était mis à ses genoux et lui avait dit :« Je vous aime » elle lui avait dit :

– Moi aussi, je vous aime, mais jepréfère vous fuir.

– Pourquoi ?

– Parce qu’il y a dans ma vie un mystèreque vous voudrez pénétrer et qui doit rester impénétrable.

– Foi de gentilhomme, dit le marquis, jene vous le demanderai jamais.

– Et vous vous contenterez de mon nom deJulienne ?

– Oui.

Le marquis était un galant homme ; cequ’il avait promis, il le tenait.

Il aimait Julienne ; on fût venu luidire :

« C’est la dernière créature, »qu’il eût répondu :

– C’est possible, mais elle m’a dit queson passé renfermait un mystère et le passé ne me regarde pas.

Julienne sortait rarement.

Cachée au second étage de l’hôtel du marquis,si elle se hasardait à mettre le pied dehors, c’était le soir, à labrune, enveloppée dans un grand châle et le visage couvert d’unvoile épais.

Elle choisissait ordinairement les jours oùM. de Maurevers dînait en ville et ne devait rentrer quetard.

Où allait-elle ?

Personne ne l’avait jamais suivie, nul ne lesavait.

Cependant, à mesure que le temps s’écoulait,elle devenait plus mélancolique, témoignait de vagues appréhensionset tombait parfois dans d’inexplicables tristesses.

Un jour, ses entrailles tressaillirent ;elle s’aperçut qu’elle serait bientôt mère.

Alors, épouvantée tout à coup, elle se jetaaux pieds du marquis :

– Sauve-moi ! dit-elle.

– Te sauver ! fit-il étonné.

– Oui, sauve-moi… je ne suis plus ensûreté ici.

– Mais… tu es folle !… tonmari ?

– Je n’ai pas de mari.

Il tressaillit et dit tout bas :

– Celui qui était… ton amant ?…

– Je n’avais pas d’amant. Mais,continua-t-elle avec exaltation, tu m’as juré de ne pas chercher àpénétrer ce mystère.

– Et je te renouvelle mon serment.

– Alors si tu m’aimes, sauve-moi.

– Mais de qui ?

– Je ne puis te le dire.

Et ses dents claquaient de terreur.

– Veux-tu que je reste ici jour etnuit ?

– Non, il faut que je parte d’ici, ilfaut que tu me caches, hors de Paris, dans quelque coin bienignoré… il le faut !

Gaston de Maurevers aimait Julienne ; ilfit ce qu’elle voulait.

Elle imagina une comédie : cette comédiefut exécutée de point en point.

Le marquis la conduisit en plein jour auchemin de fer du Nord, dans sa propre voiture, et, en présence deson cocher et de son valet de pied, il lui remit un portefeuillecomme s’il l’eût quittée pour toujours.

Julienne jeta dans la boîte qui se trouvait àla gare une lettre dont le marquis ne lut pas la suscription.

Julienne était partie pour Bruxelles.

Mais, le lendemain, elle arrivait àSaint-Cloud, vêtue de noir, parlant anglais et suivie de deuxdomestiques dont l’origine britannique était hors de doute.

À partir de ce moment-là,M. de Maurevers, se conformant aux volontés de samystérieuse maîtresse, avait noué des relations avec la petiteSaint-Clair et repris sa vie bruyante d’autrefois.

Ce que Julienne avait prévu, ce qu’elle avaitprovoqué sans doute par cette lettre mise à la poste, à la gare duchemin de fer du Nord, arriva.

Le cocher et les autres domestiques du marquisfurent questionnés tour à tour par des inconnus qui leur donnèrentde l’argent.

Ils dirent ce qu’ils savaient, ou plutôt cequ’ils croyaient savoir :

M. de Maurevers avait rompu avec samaîtresse et l’avait quittée en lui donnant cent mille francs lejour où elle était retournée dans son pays.

Julienne était donc à Saint-Cloud depuis prèsd’un an, et elle y était devenue mère.

Le marquis ne venait la voir que la nuit.

Fidèle à sa parole, il ne la questionnaitjamais.

Tout ce qu’il savait, c’est que les deuxhommes qui avaient voulu l’assassiner n’étaient ni son frère, nison mari.

Cependant Julienne paraissait redouter cesdeux hommes et répétait souvent :

– S’ils me trouvaient, ils metueraient.

Or, ce soir là, M. de Maurevers futpris d’un accès d’indignation et s’écria, comme nous l’avonsvu :

– Qu’ils y viennent donc !

– Non, dit Julienne, il faut que je parted’ici, il faut que tu me caches ailleurs.

Le marquis la prit dans ses bras etrépondit :

– Demain, je t’aurai trouvé une autreretraite.

Il passa deux heures encore avec elle ;puis, avant que le jour ne vînt, il remonta à cheval et partit.

Penchée à sa fenêtre, Julienne écoutait legalop du cheval de son bien-aimé qui allait s’affaiblissant dans lelointain, lorsque tout à coup elle entendit un coup de sifflet.

En même temps une ombre noire s’agita dans lejardin. Et Julienne se rejeta éperdue au fond de la chambre.

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