Le Dernier mot de Rocambole – Tome III

Chapitre 1

 

Le soir approchait.

Au vent brûlant qui tombe du haut desmontagnes, succédait la brise plus fraîche qui vient de la mer.

Le soleil avait disparu de ce ciel d’airainqui pèse sur l’Inde, et quelques têtes d’hommes, commençaient à sesoulever et à s’agiter au milieu des jungles qui entourent lamagnifique plaine de Calcutta.

L’heure de la sieste venait de finir avec lecoucher du soleil, et l’Indien s’éveillait pour respirer librement,après avoir dormi tout le jour d’un sommeil oppressé.

Aux portes de Calcutta, entre la plaine etcette partie de la ville qu’on appelle la ville noire, quatreofficiers anglais, réunis dans une maison en bambous, buvaient duthé et causaient à l’entour d’une table de whist.

– Messieurs, dit tout à coup le plusjeune, qui était lieutenant au premier régiment de cipayes,avez-vous vu passer ce matin, en revenant de la manœuvre, lecortège de la veuve ?

– Quel cortège, demanda un des troisautres.

– Le cortège funèbre de la veuve du rajahNijid-Kouran.

– Non, je n’ai rien vu.

– La veuve est donc morte, demanda leplus âgé des quatre officiers.

– Pas encore…

– Alors pourquoi ces mots cortègefunèbre ?

Le plus jeune, qui se nommait sir JackBlackweld, ne put réprimer un sourire.

– Comme on voit bien, mon cher Harris,dit-il, que vous êtes arrivé d’Europe il y a huit jours à peine etque vous ne savez pas le premier mot de notre Inde bien-aimée.

– Bien-aimée, soit, mais un peu chaude,dit le capitaine Harris en souriant.

Sir Jack, qui était chez lui,reprit :

– On se fait à la chaleur tout comme aubrouillard : je suis pourtant né à Londres auprès deSaint-Paul, et mes parchemins me font remonter à un bâtard du roiGuillaume le Normand ; je suis donc un Anglais de la vieilleroche ; mais je vous avoue en toute humilité, que je nechangerais pas avec plaisir ma garnison de Calcutta pour une descasernes de Londres.

– Donnez-moi une tasse de thé, Jack, ditle capitaine Harris. Bien. Maintenant, dites-moi quelle est cetteveuve.

– C’est une Hindoue de seize ans, ce quiest fort jeune en Angleterre, et ce qui constitue déjà une vieillefemme dans l’Inde.

– Fort bien. J’ai, du reste, lu ceschoses-là dans les livres. Est-elle belle ?

– Elle l’est encore.

– Et elle est veuve ?

– Du rajah Nijid-Kouran, un petit princedes montagnes, qui n’a pas voulu faire sa soumission àl’Angleterre. Il y en a comme ça une demi-douzaine qui tiennentencore, depuis la soumission du roi d’Oude.

– Mais, vous savez, dit sir Jack avec unsourire, l’Angleterre ne se presse pas ; elle se contente deleur livrer de temps en temps quelques combats insignifiants, etelle leur expédie de l’opium en quantité, ce qui est une armeautrement meurtrière que les canons rayés et les revolvers.

– Enfin, dit le capitaine Harris, cerajah est mort.

– Il y a un mois. Hier soir, sa veuve,accompagnée d’une suite nombreuse, est arrivée aux portes de laville. Ils ont campé en plein air ; et pendant toute la nuit,on a pu entendre la musique funèbre des Indiens.

Ce matin, elle est montée à cheval et a faitson entrée solennelle dans Calcutta.

– Qu’y vient-elle donc faire ?

– Elle vient y mourir.

– Ah ! c’est juste, dit lecapitaine, j’oubliais que la veuve d’un Hindou monte sur lebûcher.

– Justement.

– Mais pourquoi vient-elle se brûler àCalcutta.

– Parce que le rajah Nijid-Kouran, sonépoux, appartient à une des grandes familles de l’Inde et queCalcutta est le berceau de cette famille.

– Pauvre femme ! dit un des deuxautres officiers, elle n’a peut-être pas grande envie demourir.

– Je l’ai vue, moi, comme elle passaitsous mes fenêtres, reprit sir Jack. Elle était fort pâle et elleavait des larmes dans les yeux. Mais quelle en ait envie ou non, ilfaudra bien qu’elle monte sur le bûcher. On l’y placerait deforce.

– Qui donc ?

– Mais les parents, lesserviteurs du défunt.

– C’est horrible ! murmura lecapitaine Harris ; mais enfin Calcutta est une villeanglaise ?

– Sans doute.

– Et l’autorité anglaise… pourraitbien…

– On voit de plus en plus que vousarrivez d’Europe, mon cher Harris. D’abord le vice-roi des Indesn’aime pas à se mêler des affaires religieuses des indigènes.

– Soit.

– Ensuite, nous savons bien que la veuvedu rajah vient mourir à Calcutta ; mais ce que nous ne savonspas, ce que la police ne sait jamais, c’est le jour, l’heure et lelieu de cette sinistre exécution.

On va promener la victime en triomphe àtravers cette ville immense que l’on nomme Calcutta.

Cela durera un jour ou deux, peut-êtretrois ; puis tout disparaîtra.

Que seront devenus la victime et lesbourreaux ?

Nul ne le saura pendant plusieurs jours,jusqu’à l’heure où on retrouvera, dans quelque quartier indigèneisolé, les restes fumants d’un bûcher.

– Oh ! dit le capitaine Harris, sij’étais le vice-roi des Indes…

– Que feriez-vous ?

– Je saurais bien empêcher de pareillesatrocités.

Sir Jack haussa imperceptiblement lesépaules ; mais il n’eut pas le temps de commenter ce geste pardes paroles, car l’arrivée d’un nouveau personnage vint distrairel’attention de ses hôtes.

Un cheval s’était arrêté à la porte dupavillon et un officier couvert de poussière et drapé dans les plisflottants d’un grand burnous de laine blanche, après avoir mis piedà terre, entra précipitamment dans le petit salon où ces messieursjouaient au whist.

– Tiens ! s’écria Jack, lemajor.

– Moi-même, dit l’officier d’une voixémue.

– Comme vous êtes pâle, sirEdwards ! reprit sir Jack.

– J’ai fait cinquante lieues à chevalsans m’arrêter, dit le major.

Et il se laissa tomber épuiser sur unsiège.

– Messieurs, dit sir Jack, je vousprésente le gentleman le plus excentrique du Royaume-Uni, le majorsir Edwards Linton.

Et les présentations étant faites, sir Jackreprit :

– Vous paraissez bouleversé, sirEdwards ?

– J’ai besoin de quatre hommes résolus,répondit le major.

– Alors, nous voilà, dit sir Jack.Parlez, de quoi s’agit-il ?

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer