Le Dernier mot de Rocambole – Tome III

Chapitre 12

 

Marmouset reconduisit le magnétiseur chezlui ; puis, éprouvant le besoin de marcher, il renvoya savoiture, alluma un cigare et s’en revint à pied par lesboulevards.

Il était alors environ onze heures du soir,les boutiques et les magasins étaient fermés. Les cafés et lesbureaux de tabac restaient seuls ouverts.

Comme on était à la fin de mars, que le tempsétait doux, l’air tiède et le macadam sec, le boulevard étaitencombré comme en plein jour.

Marmouset marchait à petits pas, rêveur, et sedemandait si, dans vingt-quatre heures, il ne serait pas l’homme leplus agité du monde, comme il en était en ce moment le plusoisif ; car il était probable que les instructions, laisséespar Rocambole n’étaient pas de nature à le laisser les brascroisés.

Et, cheminant ainsi, il arrivait à la hauteurdu passage de l’Opéra, lorsqu’on lui frappa sur l’épaule.

Il se retourna et se vit en présence d’unhomme d’environ trente-six ans qui n’était autre que notre ancienneconnaissance, M. le vicomte de Montgeron, actuellementprésident du Club des Crevés :

– Bonjour, Victor, dit le vicomte.

– Bonsoir, Montgeron, réponditMarmouset.

Le vicomte passa son bras sous lesien :

– Il fait bon flâner, n’est-cepas ?

– Certainement, répondit Marmouset, ilfait un temps de printemps.

– Et, pourvu, reprit Montgeron, qu’on aitl’esprit calme et le cœur libre…

– Comme vous me dites cela,Montgeron.

Et Marmouset regarda le vicomte, qui ne puts’empêcher de tressaillir.

– Mon cher, répondit-il, je suis unsingulier homme en vérité.

– Comment cela ?

– Je finis par où les autrescommencent.

– Expliquez-vous, Montgeron…

Le vicomte tira sa montre.

– L’Opéra ne finit qu’à minuit moins dix,il est onze heures et quart… nous avons le temps de causer.Voulez-vous un grog au Café Riche ? Je vais vousfaire mes confidences.

– Allons ! dit Marmouset.

Et ils traversèrent la rue Lepeletier ets’assirent devant le café, tout au coin, de façon que l’œil duvicomte pouvait surveiller la sortie de l’Opéra.

– Mon cher, dit alors celui-ci, de vingtà trente ans j’ai été le garçon le plus insouciant et le pluspositif du monde, en même temps.

Je dépensais mes revenus avec méthode,ménageant mon cœur et mes émotions, prenant une somme de plaisirassez raisonnable pour ne jamais troubler l’équilibre de mesfacultés, quittant ma maîtresse aussitôt que je croyais ressentirpour elle un vague attachement, et fuyant avec sagesse touteaventure un peu romanesque, toute émotion un peu pimentée.

– Et après trente ans ? demandaMarmouset.

– Les choses ont changé.

– Ah !

– Je me suis lancé à corps perdu dans lesaventures de toutes sortes. Vous avez connu l’histoire deMaurevers ?

– Sa disparition, vous voulezdire ?

– Justement ; j’ai passé deux annéesde ma vie avec une idée fixe, pénétrer ce mystère impénétrable.

– Et vous n’y êtes pointparvenu ?

– Mon Dieu, non ! d’ailleurs, j’aiété prié par la famille elle-même de cesser touteinvestigation.

– Pourquoi ?

– Maurevers avait un cousin germaindevenu son héritier. Un matin, il est venu chez moi et m’adit : « J’ai eu une entrevue avec le préfet de police, etnous sommes tombés d’accord qu’il ne fallait plus rechercher monmalheureux cousin, je vous serais donc obligé de ne plus vous enoccuper. »

– Alors, dit Marmouset, vous vous êtesabstenu ?

– D’autant plus facilement que jecommençais à me lasser. Mais il fallait une nouvelle pâture à cettedévorante activité qui s’était emparée de moi.

– Et vous l’avez trouvée ?

– Naturellement ; je suis devenuamoureux.

– De qui ?

– Avant de vous le dire, moncher, laissez-moi vous raconter ma vie depuis un mois que durecette passion à tous crins.

– Voyons ?

– Trois fois par semaine je viensattendre à la porte de l’Opéra, elle y est : je lavois monter en voiture et j’ai des battements de cœur à jeter parterre un mur d’église.

– Bon ! après ?

– Tous les matins je monte à cheval et jepasse deux fois sous les fenêtres de l’hôtel qu’elle habite auxChamps-Élysées.

Naturellement, à cette heure-là, elle dort etje ne la vois point. Mais, mon regard caresse les persiennes quil’abritent.

Chaque soir, excepté les jours d’Opéra, jevais dans un salon quelconque, où je suis certain de larencontrer.

Pourtant, je ne lui ai jamais adressé laparole.

– Bah ! fit Marmouset, étourdi decette dernière confidence.

– Je ne sais même pas si elle a devinémon amour.

– Mais, ajouta Montgeron, tenez, si cettefemme consentait à m’aimer une heure à la condition que cette heureexpirée, je me ferais sauter la cervelle, j’accepterais.

– Montgeron, dit Marmouset avecmélancolie, vous êtes sérieusement malade, je le vois.

– Je suis fou.

– Cette femme est donc bienbelle ?

– Je n’en sais rien. On ne voit pas lafemme qu’on aime telle qu’elle est. Mais elle a le regard fatal, lavoix enivrante et quelque chose de dominateur qui courbe tous lesfronts sur son passage.

Voulez-vous la voir ?

– Je le veux bien, dit Marmouset questimula soudain une vague curiosité.

– Eh bien ! entrez à l’orchestre del’Opéra, du côté gauche et regardez dans l’avant-scène dedroite.

Vous la verrez assise auprès d’un homme dequarante-cinq ans environ, brun comme un mulâtre. C’est sonmari.

– Un étranger, sans doute ?

– Un Espagnol.

– Ah ! elle est Espagnole ?

– Pas elle. Je la crois Russe, plutôt.Elle a d’adorables cheveux blonds, tirant sur le roux, et des yeuxnoirs d’où jaillissent de fauves étincelles. Il n’y a que deux moisqu’ils sont à Paris ; d’où viennent-ils ? Personne ne lesait au juste. Cependant ils sont merveilleusement accueillis etfêtés dans le monde des ambassades.

Marmouset se leva :

– Mais vous allez m’accompagner, n’est-cepas ?

– Non, dit Montgeron, je préfère resterici. Ce soir, je suis plus amoureux que de coutume, et je serais sipâle sous le lustre que tout Paris s’en apercevrait. Tout àl’heure, quand on sortira, j’irai me cacher derrière une colonne dupéristyle et je la verrai monter en voiture.

– Vous retrouverai-je ?

– Sans doute.

– En quel endroit ?

– Ici.

Marmouset se dirigea vers l’Opéra. Il avaitune loge à l’année. Il entra et gagna l’orchestre.

Le rideau se levait sur le quatrième acte duProphète ;mais Marmouset ne vit ni la scène ni lasalle.

Ses yeux furent subitement attirés vers cetteavant-scène qui contenait les amours deM. de Montgeron.

Et Marmouset demeura alors comme ébloui, tantcette femme était belle.

On causait d’elle à l’orchestre !

Marmouset écouta, sans cesser de laregarder.

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