Le Dernier mot de Rocambole – Tome III

Chapitre 4

 

Deux jours après, à la préfecture de police,le chef d’un service récemment créé et qui s’appelait le servicedes Affaires mystérieuses, était dans son cabinet à huitheures du matin, dépouillant une volumineuse correspondance, dontchaque pièce était écrite en chiffres, véritable langue deconvention dont les deux personnes qui correspondent entre ellesont seules la clé.

Ce personnage était un homme encore jeune,quoique déjà chauve.

Son œil perçant, son nez pointu, ses lèvresminces et ironiques annonçaient une grande perspicacité et unegrande finesse.

On l’appelait monsieur Lépervier.

Peut-être n’était-ce qu’un nom de guerre souslequel il avait été longtemps connu dans la brigade de sûreté.

L’habileté extraordinaire dontM. Lépervier avait fait preuve dans deux ou troiscirconstances, avait attiré sur lui l’attention de l’autoritésupérieure.

Le service des affaires mystérieusesayant été créé, M. Lépervier en fut nommé chef.

Mais, il n’y a qu’heur et malheur dans la vie,la première affaire dont M. Lépervier avait eu à s’occuper enentrant en fonction, était la disparition du marquis Gaston deMaurevers.

M. Lépervier avait bouleversé Paris,envoyé des agents à Londres, à New-York, partout.

Comme on le disait un soir, au Club desCrevés, tout cela avait été en pure perte.

Il est vrai que, depuis ce temps,M. Lépervier avait eu quelques affaires heureuses et rondementmenées à bien ; mais néanmoins il conservait de ce premierinsuccès une mélancolie profonde, et n’avait point abandonné lapartie.

Or donc, ce matin-là, M. Lépervierdépouillait sa correspondance lorsque son garçon de bureau luiapporta une carte.

M. Lépervier jeta les yeux dessus etlut :

Le vicomte de Montgeron

– Monsieur, dit le garçon debureau, ce monsieur insiste beaucoup pour être reçu.

– Tout à l’heure.

– Il prétend avoir une communication dela plus haute importance à vous faire.

– Tout à l’heure !

Cette fois ce fut avec une brusquerieinaccoutumée que M. Lépervier, qui était un homme doux etpoli, fit cette réponse.

Parmi les lettres amoncelées sur son bureau,il venait d’apercevoir un pli qui portait le timbre de Londres, etsur l’enveloppe, dans un coin, un signe mystérieux qui l’avait faittressaillir.

Il s’était emparé de cette lettre, l’avaitouverte précipitamment, et comme le garçon de bureau sortait, illui avait répété pour la troisième fois :

– Priez ce monsieur d’attendre.

Une photographie s’était échappée del’enveloppe ouverte.

Le chef du bureau des affairesmystérieuses n’eut pas plus tôt examiné cette photographie,qu’il jeta un cri :

– C’est lui !

La photographie représentait un homme devingt-huit à trente ans, ou plutôt un cadavre, assis dans unfauteuil, la tête renversée sur l’épaule gauche.

Ce cadavre portait au-dessous du sein gaucheuns blessure qui paraissait avoir été faite soit avec unpoignard, soit avec une épée de combat.

M. Lépervier ouvrit un tiroir qu’il avaitsous la main et en retira aussitôt une autre photographie.

Celle-là représentait, un homme, debout, enhabit de ville, le chapeau et la canne à la main et paraissant enfort bonne santé.

Cette dernière photographie ressemblaitnéanmoins parfaitement à celle de ce cadavre assis dans un fauteuilet il était impossible de ne pas reconnaître le vivant dansl’épreuve du mort.

Or, celle que M. Lépervier avait prisedans un tiroir était le portrait authentique du marquis Gaston deMaurevers.

Le chef de bureau des affairesmystérieuses déplia d’une main fiévreuse la lettre quiaccompagnait la photographie.

Cette lettre émanait d’un agent qu’il avaitenvoyé en Angleterre.

Elle était datée de Londres et ainsiconçue :

 

« Le cadavre dont je vous envoie laphotographie que j’ai fait exécuter ce matin même a été trouvé hierdans la Taverne du Roi George, dans le Wapping.

« La Taverne du Roi George estun des repaires les plus redoutables de Londres.

« Le land-lord, ou tavernier, s’appelleCalcraff, comme le bourreau de Londres dont il est, dit-on, leparent.

« La police anglaise a renoncé às’introduire, passé une certaine heure, dans la taverne.

« De minuit à quatre heures du matin, unpoliceman assez hardi pour y pénétrer, n’en sortirait pasvivant.

« Il a donc fallu pour la découverte dece cadavre dont la mort paraissait remonter à quelques heuresseulement, s’en rapporter à la déclaration du land-lord.

« Voici cette déclaration :

« – Depuis environ six mois, unFrançais dont on ignore le nom venait chaque soir, en compagnied’une femme irlandaise, fort belle du reste, mais couverte dehaillons, boire du gin à la taverne et il passait une partie de lanuit.

« Il ne parlait à personne, ne faisaitaucun bruit, n’était jamais en état d’ivresse et paraissaitfollement épris de l’Irlandaise.

« Chose bizarre ! tandis que cettedernière portait des vêtements sordides, le Français était mis avecune certaine élégance, et il payait souvent sa dépense avec unepièce d’or.

« Dans la nuit d’avant hier – c’esttoujours le land-lord qui parle, – le Français et l’Irlandaise sesont pris de querelle subitement, et l’Irlandaise a poignardé leFrançais.

« Le land-lord a voulu la faire arrêter,mais les matelots qui se trouvaient dans la taverne ont protégé safuite.

« Telle a été la déclaration du maître dela Taverne du roi George.

« Prévenu par le policeman-chief duWapping, je me suis transporté à la taverne hier soir, et je n’aipas hésité à reconnaître dans ce cadavre celui du marquis Gaston deMaurevers que nous cherchons depuis si longtemps.

« Néanmoins j’ai cru devoir en fairefaire une photographie et vous l’envoyer.

« Agréez, etc.

« MANUEL. »

 

Le garçon de bureau avait entr’ouvert la portedu cabinet une seconde fois.

– Monsieur, dit-il à M. Lépervier,M. le vicomte de Montgeron dit qu’il a une révélation des plusimportantes à vous faire, touchant le marquis de Maurevers.

M. Lépervier bondit sur son siège à cenom :

– Qu’il entre ! dit-il, qu’il entresur-le-champ.

Puis, en homme de police qui sait son métieret ne livre son secret qu’à bon escient, il repoussa vivement lesdeux photographies et la lettre de Manuel dans le tiroir qu’ilreferma.

M. de Montgeron entra.

– Monsieur, dit-il en s’asseyant dans lefauteuil queM. Lépervier lui avança, j’étais un ami deM. de Maurevers que nous cherchons depuis un an.

M. Lépervier s’inclina.

– Un hasard étrange m’a révélé le sort demon pauvre ami. Le marquis de Maurevers a été assassiné.

– Ah ! fit M. Lépervierimpassible.

– Je me suis trouvé, il y a quarante-huitheures, poursuivit M. de Montgeron, en présence de soncadavre.

– Vous arrivez, de Londres,monsieur ? demanda M. Lépervier.

– Non, monsieur, je n’ai pas quittéParis.

– Et vous avez vu le cadavre deM. de Maurevers ?

– Oui.

– Quand ?

– Il y a quarante huit heures.

– Où cela ?

– À deux lieues de Paris, dans une maisonde campagne.

M. Lépervier fit un nouveau soubresautdans son fauteuil.

Puis il ouvrit vivement le tiroir et en retirala photographie expédiée de Londres. Et la mettant sous les yeux deM. de Montgeron :

– Reconnaissez-vous cela ?

– C’est lui ! s’écria Montgeron,c’est lui !… et je l’ai vu tel qu’il est là !

M. Lépervier se levasubitement :

– Excusez-moi, monsieur, dit-il, mais ondeviendrait fou pour moins que cela !

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