Le Dernier mot de Rocambole – Tome III

Chapitre 30

 

Le manuscrit de Turquoise.

(Suite.)

Le centre et le midi de l’Espagne sont despays calcinés par le soleil, dépourvus d’eau et parcourus par delongues chaînes de montagnes dépouillées de toute végétation.

Mais le nord, c’est-à-dire les provinces quitouchent aux derniers escarpements des Pyrénées, possède des boistouffus, des torrents et des sources, et on trouve encore un peu defraîcheur au fond de ces vallées sauvages.

L’Espagne a des nuits africaines.

Après les heures brûlantes du jour, la terrese refroidit tout à coup, un vent froid s’élève et une humiditéglaciale tombe du ciel étoilé. C’est ce qui explique le manteaudont l’Espagnol ne se sépare en aucune saison.

Les grelots des mules, le bruit qui se fitpendant qu’on attelait la berline, le va et vient d’une lanterneallant de l’écurie à la salle d’auberge, tout cela, dans un villagede France, eût mis une population tout entière sur pied.

À Ojaca, personne ne se dérangea.

L’Espagnol n’est pas curieux.

À peine quelques soldats carlistes qui étaientde garde dans la dernière maison du village sortirent-ils sur lepas de la porte pour voir de quoi il s’agissait.

L’officier qui avait parlé à la marquise deMaurevers, dit en haussant les épaules :

– Ces Français ne doutent de rien. Dansquelques heures, ils tomberont dans les mains de José Minos.

Et il rentra et ferma la porte.

La berline roulait au grand trot sur la routede la montagne, ou plutôt du terrible défilé que José Minos et sabande occupaient.

Assis à côté du valet de chambre, sur lesiège, Pedro fumait sa cigarette.

Dans l’intérieur de la berline, madame deMaurevers et son fils causaient à mi-voix.

– Mère, disait le jeune marquis,maintenant je suis un homme, n’est-ce pas ? j’entre dans maseizième année.

– Oui, mon enfant, répondit la marquiseen soupirant.

– Et l’on peut tout me dire, n’est-cepas, mère ?

– Que signifient ces paroles, monfils ? demanda la marquise avec inquiétude.

– Mère, je veux savoir…

– Mais quoi, mon enfant ?

– Je veux savoir comment est mort monpère. La marquise tressaillit.

– Quand j’étais tout petit, poursuivit lejeune homme et que je demandais où était mon père, on me répondaitqu’il était à l’armée.

– Votre père a été officier, en effet,mon enfant.

– Plus tard, continua le jeune marquis,on me dit qu’il était mort.

– C’est vrai, mon enfant.

– Mais comment est-il mort ?

La marquise soupira et se tut.

– Mère, reprit Gaston de Maurevers, d’unevoix respectueuse mais ferme, je sais que mon père a étéassassiné.

– Mon fils !

– Je dis assassiné, poursuivit le jeunehomme, car bien que les médecins aient déclaré qu’il était mortd’un coup d’épée, on n’a retrouvé ni les témoins, nil’adversaire.

La marquise gardait le silence : mais sonvisage, sur lequel tombait un rayon du fanal de la berline, étaitbouleversé.

Évidemment un combat se livrait dans sonâme.

– Mère, j’attends ! dit froidementle jeune marquis.

Madame de Maurevers poussa un dernier soupiret dit enfin :

– Mon enfant, je suis bien malade et jesais que mes jours sont comptés. Je voulais attendre que vouseussiez vingt ans pour vous révéler un secret, mais quand cet âgeviendra pour vous, hélas ! vous ne m’aurez plus…

– Ma mère !

– Et il vaut mieux que vous sachiez toutaujourd’hui.

– Parlez, ma mère, dit Gaston deMaurevers, je n’ai que quinze ans, mais je suis un homme.

La marquise reprit :

– Gaston, je pleure depuis quatorze ansvotre père que j’adorais et qui, cependant, avait eu bien des tortsenvers moi ?

– Que voulez-vous dire, mamère ?

– Écoutez. Vous veniez de naître, au boutde deux années d’une union sans nuages. J’aimais votre père et ilm’aimait notre lune de miel s’était prolongée au fond de notrepetit château du Morvan devenu pour nous un paradis.

Mais le congé de votre père expirait ; onvenait de le nommer à un emploi dans les gardes du corps du roi. Ilfallait donc revenir à Paris.

Trois mois après j’étais la plus malheureusedes femmes.

Votre père ne m’aimait plus.

Une femme lui avait tourné la tête, s’étaitemparée de son âme, de son cœur, de sa raison.

Cela dura près d’un an.

J’étais seule sans cesse auprès de votreberceau, votre père ne rentrait que rarement à l’hôtel. Souvent, ils’écoulait des semaines entières sans que je le revisse.

Un matin, après une nuit sans sommeil, pendantlaquelle les plus funestes pressentiments m’avaient assaillie,j’entendis résonner le marteau de la porte cochère.

Il était à peine jour et il pleuvait.

Qui pouvait donc venir à cetteheure ?

Je quittai mon lit, je me traînai vers lafenêtre et je regardai dans la cour.

Des sergents de ville et un commissaire depolice venaient d’y pénétrer.

Quatre hommes portaient un brancard sur leursépaules.

Sur le brancard, il y avait un cadavre.

Ce cadavre était celui de votre père qu’onavait trouvé mort, frappé d’un coup d’épée, sur la berge de laSeine, au-dessous du Pont-Neuf.

Je renonce à vous peindre ma douleur, mondésespoir, et plus tard l’ardent désir de vengeance qui s’empara demoi.

Je m’adressai à la police, je voulaisabsolument connaître l’assassin ou le meurtrier de votre père.

Le roi, aux pieds duquel j’allai me jeter,donna des ordres.

Pendant trois mois on fit recherches surrecherches, et on ne découvrit personne.

Enfin, un soir, je fus invitée à me rendrechez le préfet de police.

– Madame la marquise, me dit-il,M. de Maurevers a été loyalement tué en duel.

– Par qui ? m’écriai-je.

– Par le mari d’une femme dont il étaitl’amant.

Je courbai la tête, car j’avais déjà deviné lavérité.

– Mais, ma mère, dit vivementM. Gaston de Maurevers, le préfet vous a dit le nom de cethomme ?

– Non. Malgré mes larmes, messupplications, il resta muet…

Cependant, ce nom, je l’ai su.

– Vous le savez, ma mère ?

– Oui.

Comme la marquise faisait cette réponse, laberline s’arrêta brusquement et les deux voyageurs, aperçurent àdroite et à gauche de la route, des hommes armés de fusils.

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