Le Dernier mot de Rocambole – Tome III

Chapitre 9

 

Mon attitude calme et résolue avait quelquepeu impressionné sir Edwards Linton ; néanmoins, il joua avecmoi cartes sur table.

– Sais-tu bien, me dit-il, que moi, quiai su me faire aux mœurs indiennes à ce point que nul n’oseraitaffirmer, en me voyant, mon origine anglaise, j’ai horreur del’Inde, et de ce ciel d’airain, et de cette vie orientale que jemène ici depuis plus de vingt ans ?

– C’est pour cela, sans doute, que vousvoulez trahir le rajah ?

– Peut-être… fit-il. Je suis Anglais, jelivre Osmany à mon pays. Si j’agissais autrement, c’estl’Angleterre que je trahirais.

– Et que vous donne-t-elle, en échange detant de fidélité ?

– Ah ! voilà, dit-il avec unsourire ; j’ai soif de beaucoup d’or.

– Vous en avez pourtant beaucoup,ici ?

– L’Angleterre m’en donnera plusencore.

– Les coffres du rajah sont pleins etvous y puisez à volonté.

– L’Angleterre me donnera cescoffres ; et je retournerai en Europe, d’où je suis particadet sans fortune, et je pourrai mener une vie princière à Parisou à Londres.

– Excellence, dis-je alors à Tippo-Runo,tout ce que vous me dites là ne m’apprend pas pourquoi vous m’avezfait venir ?

– Pour te proposer d’être avec moi.

– Contre le rajah ?

– Naturellement.

Je secouai la tête.

– Vous m’avez traité d’aventurier, luidis-je, et vous avez eu raison, mais je ne suis pas un traître.

– Ainsi, tu refuses ?

– Assurément.

Il ne témoigna ni colère, ni surprise.

– Je m’y attendais, me dit-il, à présenttu peux te retirer, et advienne que pourra. Mais tu ne partiras passans avoir goûté de mon hospitalité, je t’invite à dîner.

– Il va m’empoisonner, pensais-je.

Tippo-Runo me retint trois jours consécutifset me traita magnifiquement.

Nous prenions nos repas en tête à tête, et,comme s’il eût deviné mes craintes, il touchait le premier à tousles mets.

J’étais en partie rassuré. Seulementqu’étaient devenus les officiers que j’avais amenés ?

C’était pour moi un mystère.

Peut-être le premier ministre les avait-ilfait étrangler dès la première nuit, peut-être s’était-il contentéde les emprisonner.

Toujours est-il que je ne les avais pas vusdepuis mon arrivée.

Le troisième jour, Tippo-Runo medit :

– Tes paroles honnêtes ont porté leursfruits ; elles sont descendues au fond de ma conscience etl’ont éclairée.

Je ne trahirai pas le rajah. Tu peux prendrema main et la serrer.

J’aurais voulu le croire, mais son œil fauxdémentait l’accent de franchise de sa voix.

Tippo-Runo me dit encore :

– Il est inutile, quand tu verras lerajah, de jeter le trouble dans son esprit. Tu peux compter sur mafidélité.

– S’il en est ainsi, répondis-je, comptezsur mon silence.

Je trouvai à la porte de la résidence dupremier ministre mon escorte, et je ne pus maîtriser ma joie.

J’avais cru mes compagnons morts. Leur vueachevait de me rassurer.

Cependant l’un d’eux manquait. Je le remarquaiet demandai de ses nouvelles.

Un de mes officiers me répondit avectristesse :

– Il est allé à la chasse au tigre et ila péri.

Celui dont on m’annonçait ainsi la fintragique était un jeune Indien du nom de Moussami, qui m’avaitdonné en plusieurs circonstances de grandes marques de fidélité, etj’éprouvai un véritable chagrin.

Tippo-Runo, qui m’avait accompagné jusqu’auseuil de sa demeure, me dit alors :

– Il est un usage indien que tu connaissans doute. Quand un personnage de distinction fait une visite à unautre personnage, si le visité veut faire honneur au visiteur, illui retient sa monture et, lui donne une des siennes.

Je garde donc ton cheval et je te donne leplus beau de mes éléphants.

En effet, un éléphant blanc et gris, espècetrès rare, même dans l’Inde, m’était réservé.

Il était richement caparaçonné et portait sursa croupe une tour d’ivoire incrustée de pierreries.

C’était la selle magnifique dont Tippo-Runo mefaisait présent.

Nous nous mîmes en route.

Aucun soldat, aucun officier de Tippo-Runo nenous accompagnait ; je n’étais entouré que de ceux que j’avaisà mon service.

« Comment ! me disais-je au boutd’une heure de marche, cet homme serait-il assez naïf, connaissantma fidélité au rajah, pour me laisser aller après m’avoir confiéses secrets ?

Je pars seul avec mes compagnons, mais noustomberons certainement dans quelque embuscade où nous serons tousmassacrés. »

Vers le soir de la première journée du voyage,nous atteignîmes une grande forêt.

– C’est là que nous serons attaqués, medisais-je.

Je me trompais encore.

La nuit s’écoula, les premiers rayons del’aube arrivèrent.

Tout à coup mon éléphant, qui avaitjusqu’alors cheminé paisiblement, obéissant à la baguette au moyende laquelle je lui indiquais la direction à suivre ; monéléphant, dis-je, leva la tête, étendit sa trompe et parut aspirerl’air violemment. Je sentis tout son corps trembler.

– C’est un tigre, pensai-je.

Mes compagnons paraissaient étonnés de cessignes étranges, et comme moi, ils croyaient à la présence d’untigre.

Mais aucune bête fauve ne parut.

L’éléphant avançait toujours, et, à mesurequ’il avançait, il donnait des marques d’inquiétude plusgrandes.

Enfin un bruit sortit des profondeurs de laforêt.

Ce n’était pas le cri rauque du tigre, ni lesifflement du boa constrictor ; c’était un miaulement bizarre,qui peut-être était l’œuvre d’une voix humaine.

Soudain mon éléphant prit sa course et, devenusubitement furieux, il renversa et foula aux pieds ceux de mescompagnons qui se trouvaient auprès de lui.

Puis, avec cette vitesse incroyable, et qu’onserait loin de supposer chez ces lourds pachydermes, mais quilaissent bien loin derrière eux la rapidité du cheval, il s’élançaen pleine forêt, passant avec une adresse inouïe à travers lesarbres sans se heurter ni ralentir sa course.

Je voulus sauter au risque de me rompre braset jambes du haut de cette tour dans laquelle j’étais assis ;mais sans doute l’éléphant devina mon intention, car sa trompe serabattit sur son cou, s’allongea jusqu’à moi, me saisit par lesépaules et me maintint prisonnier dans la tour.

En même temps, il précipita sa course avec unefurie croissante.

Je n’avais cependant point perdu tout monsang-froid, et, voyant que mes compagnons ne se précipitaient pointà ma poursuite afin de me porter secours, je commençai à supposerque l’or de Tippo-Runo les avait corrompus.

En effet, ils ne s’étaient même pas dérangésde la route que nous suivions tout à l’heure, et bientôt, tant lacourse de l’éléphant était rapide, ils eurent disparu à mesyeux.

En même temps aussi, je me souvins que lesIndiens, tirant parti de la merveilleuse intelligence del’éléphant, dressaient quelquefois un de ces animaux au rôleterrible de bourreau.

Le condamné était placé sur le dos del’éléphant ; s’il voulait descendre, la trompe de l’éléphantle saisissait et le réduisait à l’impuissance.

Puis, à un signal donné par le maître del’éléphant, l’animal justicier se mettait en route.

Où allait-il ? Nul ne le savait.

L’éléphant a des pudeurs étranges ; demême qu’il cache avec soin le lieu qu’il a choisi pour sasépulture, de même celui qui doit attenter à la vie d’un homme leveut faire sans témoin.

L’éléphant marchait donc pendant plusieursheures, souvent plusieurs journées, emportant le condamné.

Puis, arrivé à l’endroit qu’il avait choisid’avance pour le lieu de l’exécution, il saisissait la victime avecsa trompe et la jetait violemment à terre.

Quelquefois il se contentait de lui poser sonénorme pied sur la poitrine et de l’écraser sans le fairesouffrir.

Quelquefois aussi, il le lançait contre untronc d’arbre, et le malheureux se brisait le crâne.

D’autres fois même, il le perçait de sesdéfenses.

Je ne pouvais, plus en douter, j’étais aupouvoir d’un éléphant bourreau.

Et le miaulement bizarre que j’avais entendun’était autre que le signal donné par le maître de l’éléphant,caché sans doute dans les branches de quelque arbre touffu.

Tippo-Runo avait merveilleusement calculé savengeance et ma mort.

Le terrible pachyderme accélérait de plus enplus sa course.

À la forêt avait succédé une vaste plainecouverte de hautes herbes, mais où, ça et là, on voyait des tracesde culture et d’habitation.

– Ce ne peut être dans cet endroit, medisais-je, que je suis condamné à périr. J’ai du temps devantmoi.

Or, il y avait une chose que Tippo-Runon’avait pas calculée, c’est que j’avais rapporté d’Europe unrevolver de Devismes, le prince des arquebusiers français, qui sechargent avec des balles explosives.

La balle ordinaire glisse sur la peau del’éléphant, et si elle y pénètre, ce n’est jamais assez avant pourle tuer sur place.

Mais la balle conique à pointe d’acier dont onse sert pour le lion, le tigre et la baleine, produit un autrerésultat.

L’éléphant m’avait assujetti avec satrompe ; mais il m’avait laissé l’usage de ma main droite.

Cette main prit le revolver à ma ceinture.

Si je tuais l’éléphant sur le coup, j’étaissauvé.

Mais si la mort n’était pas instantanée,j’étais perdu !

Jamais en ma vie, je n’avais couru un pareildanger, moi qui ai si souvent vu la mort de près.

Néanmoins, j’armai le revolver et je visail’éléphant juste au-dessous de moi, c’est-à-dire à la naissance ducou.

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