Le Dernier mot de Rocambole – Tome III

Chapitre 48

 

Le manuscrit de Turquoise,

(Suite.)

J’ai dit que Maurevers ressemblait à unfantôme, et je maintiens le mot.

Pâle, amaigri, chancelant, il avait le regardatone, la lèvre pendante.

– Mais que t’est-il donc arrivé ?m’écriai-je.

Il ne me répondit pas tout d’abord ;seulement, il passa dans la deuxième pièce de mon petitappartement, qui était celle que l’enfant habitait.

L’enfant était au lit, il dormait.

Gaston s’approcha, écarte les rideaux du litet se pencha sur son fils.

Il le regarda longtemps, muet, immobile, commes’il avait eu besoin de cette contemplation pour se reprendre à lavie et à la raison.

Puis il se retourna vers moi.

Ses yeux étaient pleins de larmes.

– Pardonne-moi, me dit-il en me tendantla main.

– Mais qu’ai-je donc à tepardonner ? lui demandai-je.

Cette question le fit tressaillir.

– Je ne sais pas… me dit-il avec unsourire hébété, je ne sais pas… Je suis fou… ne m’interroge pas…plus tard… je te dirai tout.

Et il se laissa tomber accablé, anéanti sur unsiège auprès de son fils.

Maurevers demeura près d’un mois dans monappartement, sans en sortir.

Comme on était alors en plein été et que laplupart de ses amis étaient dispersés un peu partout, on neremarqua point son absence.

Ses gens le croyaient toujours à Londres.

Ce mois suffit pour me rendre mon Maureversd’autrefois ; il retrouva peu à peu son regard intelligent etdoux, au lieu de ce regard morne et sans rayonnement qui m’avaittant effrayée ; la raison lui revint, son sommeil, troublétout d’abord par d’épouvantables cauchemars, retrouva sa sérénitéhabituelle.

Enfin, un jour que j’étais auprès de lui,tenant sa main dans les miennes, il me dit :

« – Sais-tu que j’ai été fou, ma Jennyadorée ?

Je le regardai, n’osant lui adresser denouveau une question.

– J’ai été fou… fou d’amour…poursuivit-il, et, pendant trois ou quatre jours, je t’ai oubliée,toi, mon ange tutélaire ; j’ai oublié mon fils, j’eusse oubliéjusqu’à mon nom.

Heureusement, ajouta-t-il, je crois que c’estfini, bien fini… et puis, je ne suis pas certain, du reste, d’avoiraimé une créature humaine… je suis catholique, je crois à l’enfer…et il est des heures où j’ai, la conviction, que cette femme étaitun démon.

Ces paroles étranges me bouleversaient.

– Rassure-toi, me dit-il, je vais tout tedire, et tu verras que je ne suis plus fou.

Or, voici le résumé de ce qu’il meraconta.

Je dis résumé, car il y avait encoreun peu d’incohérence dans son esprit, et ce ne fut pas en un seuljour qu’il me fit cette émouvante confidence.

Maurevers était donc parti pour Londres, parle train de huit heures du soir qui va directement à Calais.

À cinq heures du matin, il était à Londres etdescendait dans un hôtel français de la Cité.

Là, il prit à peine quelques heures de repos,déjeuna à la hâte et demanda un cab.

Le cocher du cab, – il était alors à peinemidi, – témoigna un étonnement profond lorsque Maurevers, quiparlait fort bien anglais et avait la tournure d’un homme de lahaute société, lui demanda de le conduire dans le Wapping.

Le Wapping est un quartier où ne se risqueguère un gentleman.

Mais cet étonnement se changea en stupéfactionlorsque le marquis lui eut désigné la Taverne du roiGeorge, véritable repaire de bandits et de femmes perdues,comme le but de sa course.

Néanmoins il obéit.

Arrivé devant la taverne, Maurevers descenditde voiture, paya et renvoya le cocher ; puis il entra.

La taverne était presque déserte.

Un gros homme était au comptoir et parut nonmoins étonné que le cocher du cab en voyant un homme de distinctionpénétrer chez lui.

Maurevers s’approcha du comptoir et luidit :

– Est-ce que vous vous nommezCalcraff ?

– Pour servir Votre Honneur, répondit legros homme.

– Je suis celui que vousattendez, dit Maurevers, qui répétait textuellement la phrasede la lettre anonyme.

– Mais, dit naïvement Calcraff, jen’attends personne.

Maurevers tira la lettre de sa poche et la mitsous les yeux du tavernier.

Celui-ci se montra de plus en plus surpris, etM. de Maurevers lui dit :

– Mais enfin, vous connaissez le duc deFenestrange ?

– C’est la première fois que j’entendsprononcer ce nom.

L’accent de franchise du tavernier ne laissaaucun doute à Maurevers.

Cet homme ne savait rien.

Maurevers s’en alla, rentra à l’hôtel etm’expédia la dépêche que j’ai citée.

Puis il passa le reste de la journée à sedemander qui avait pu le mystifier ainsi, et pourquoi on lemystifiait.

Londres est une ville mortellement ennuyeusepour un Français.

Maurevers demeura dans sa chambre jusqu’à prèsde huit heures, se fit conduire au chemin de fer, arriva en retardde cinq minutes et manqua le train express.

Il lui fallait maintenant attendre aulendemain matin.

Ce fut alors qu’une étrange idée lui passa parl’esprit :

– Qui sait, se dit-il si je ne trouveraipas à la Taverne du roi George, ce soir, unéclaircissement à ce mystère ?

Il est fort possible que la personne qui m’aécrit ait eu sérieusement l’intention de prévenir Calcraff, et nel’ait pu faire à temps.

Il me paraît difficile, en tous cas, qu’onm’ait donné rendez-vous à Londres pour que je n’y trouvepersonne.

Enfin, mon mystérieux correspondant paraîttrop bien connaître mes affaires pour n’être qu’un simplemystificateur.

Et s’étant donné toutes ces belles raisons,M. de Maurevers revint à l’hôtel, y laissa ses bagages,sortit et se rendit chez un fripier.

Là, il troqua ses vêtements d’homme comme ilfaut contre une vareuse et un chapeau ciré de matelot, et ainsiaccoutré, il se dirigea à pied vers le Wapping.

Une heure après, il franchissait de nouveau leseuil de la Taverne du roi George.

Cette fois, le repaire était plein.M. de Maurevers fut pris à la gorge par une odeur debière aigre et de fumée de tabac.

Il éprouva même une légère appréhension.

Mais il était trop tard pour reculer, et ilalla s’asseoir à une table qui n’était pas occupée.

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