Le Dernier mot de Rocambole – Tome III

Chapitre 10

 

Il n’était pas très facile de faire feu à coupsûr, et en voici la raison :

La peau de l’éléphant est non seulementrugueuse et très dure à entamer, mais elle est encore très ridée etforme comme des anneaux mouvants ou plutôt des écailles qui serident comme le sable du désert sous l’action du vent.

Il fallait donc choisir un moment où cettepeau se trouverait tendue.

Alors la balle aurait une pénétrationcertaine, traverserait la couche de graisse, arriverait à la chairet ferait explosion à l’intérieur.

Je visai à gauche, de façon à pouvoir arriverdans la région du cœur.

L’éléphant foulait les hautes herbes avecl’agilité d’un tigre.

Çà et là, et de distance en distance, laplaine était coupée par des fossés.

L’éléphant les sautait un à un comme eût pu lefaire un cheval de chasse.

En ces instants, la peau du cou setendait.

Je saisis donc le moment où il franchissait ledernier fossé et je fis feu.

L’animal fit un bond terrible ; en mêmetemps les courroies qui attachaient la tour d’ivoire se brisèrentet je lus lancé avec elle de côté, tandis que l’éléphant tombaitdans le fossé comme une masse inerte.

La balle avait fait explosion dans le corps dumonstrueux animal, à côté du cœur, et l’avait foudroyé.

J’étais sauvé.

Mais je portais sur mes épaules les rudesétreintes de sa trompe et cette course insensée m’avait brisé.

Je me relevai cependant, à demi étourdi, maisn’ayant rien perdu de ma présence d’esprit.

Je ramassai mon revolver, qui avait échappé àma main, lors de ma chute ; et le remettant à ma ceinture, jeregardai autour de moi et cherchai à m’orienter.

J’étais au milieu d’une immense plaine ;la forêt que nous avions traversée naguère m’apparaissaitmaintenant dans le lointain comme une ligne bleuâtre.

Si je voulais retrouver les bords du Gange etpar conséquent mon chemin, il me fallait revenir en arrière,traverser toute cette forêt et m’exposer à mille dangers.

Néanmoins, je n’avais pas d’autre parti àprendre. Je me mis donc en route.

Mais au bout d’une heure de marche, mes forcesme trahirent.

Je, fus obligé de m’asseoir dans l’herbe,auprès d’un ruisseau qui me permit d’étancher la soif ardente quime dévorait.

Quand on a l’oreille près de terre, les sonsles plus lointains vous arrivent facilement.

Tout à coup j’entendis un bruit sourd, quelquechose qui ressemblait au roulement éloigné du tonnerre.

J’eus bientôt reconnu le trot sourd et rapideà la fois d’un éléphant.

Tippo-Runo faisait-il courir aprèsmoi ?

Le cornac de l’éléphant bourreau avait-ilmission de savoir si l’exécution était accomplie ?

C’était probable.

Couché dans l’herbe, mon revolver au poing,j’attendis.

Les pas du pachyderme se rapprochaient avecune effrayante rapidité et faisaient trembler la terre autour demoi.

Je levai un peu la tête. J’arrachai les hautesherbes et je regardai.

Soudain un cri de joie m’échappa.

L’éléphant dont j’avais entendu la courseprécipitée n’était plus qu’à trente mètres de moi, et je pouvaisreconnaître l’homme qui le montait.

C’était mon fidèle Indien Moussami qu’onm’avait dit, chez Tippo-Runo, avoir succombé dans une chasse autigre.

– Moussami ! m’écriai-je.

Et je me dressai tout debout au milieu desherbes que ma tête dominait entièrement.

Moussami jeta un cri, l’éléphant s’arrêta.

– Ah ! maître, me dit l’Indien,voici trente heures que je cours après vous, et je n’espérais plusavoir le bonheur de vous retrouver vivant.

– Tu me cherchais ? lui dis-je.

– Oui, j’ai pu me dérober et j’ai apprisqu’on vous avait confié à l’éléphant bourreau. Comment doncavez-vous pu lui échapper ?

– Je l’ai tué, répondis-je.

Il me regarda avec stupeur et me dit d’un airde doute :

– On ne tue pas un éléphant.

– Je te prouverai le contraire tout àl’heure, répondis-je. Mais d’abord conte-moi tes aventures ;d’où viens-tu ?

– De chez le traîtreTippo-Runo.

– Tu n’es donc pas allé à la chasse autigre ?

– Non.

– Alors que t’est-il arrivé ?

– Dès le jour de notre arrivée chezTippo, reprit Moussami, on a essayé de me gagner, car on savait queje vous étais dévoué.

J’ai résisté.

Alors on m’a emprisonné au lieu de me mettre àmort, ce que Tippo-Runo avait ordonné tout d’abord.

Mais il y avait auprès de lui une almée quis’était éprise d’amour pour moi, qui avait sollicité ma grâce etl’avait obtenue.

C’est elle qui a ouvert la nuit dernière,quelques heures après votre départ, les portes de ma prison.

– Ton maître est perdu, m’a-t-elledit.

Alors elle m’a raconté qu’on vous avait donnépour monture l’éléphant bourreau.

Comment vous prévenir ? vous étiezparti.

Et puis vos officiers étaient tous gagnés àTippo-Runo.

Cependant quand j’appris que le bourreau étaitun éléphant femelle je ne perdis pas tout espoir.

L’almée était toute-puissante ; elle medonna un anneau d’or qui devait me faire reconnaître d’un chefmilitaire dont l’habitation est à deux lieues de celle deTippo.

Courbé sur l’encolure d’un cheval rapide, jecourus chez ce chef.

À la vue de l’anneau d’or de l’almée, il medit :

– Ordonne, j’obéirai.

– Je veux un éléphant mâle, luidis-je.

Quelques minutes après, monté sur l’animal quevous voyez, je me remettais en route.

L’éléphant a l’odorat aussi bon quel’ouïe.

Au bout d’une heure de marche, il dressa lesoreilles, fit entendre un cri guttural, et donna tous les signes dela folie amoureuse.

Évidemment l’éléphant femelle, c’est-à-dire lebourreau, avait passé par là.

Dès lors, je me fiai à son instinct, et nousnous mîmes à courir sur vos traces.

Vous le voyez, ajouta Moussami, l’éléphant nes’est pas trompé. Mais où est le vôtre ?

À mon tour je racontai à l’Indien commentj’avais pu me débarrasser du monstrueux pachyderme ; je luimontrai mon revolver et pour lui faire comprendre l’effetfoudroyant des balles coniques Devismes, j’ajustai un tronc d’arbreet je fis feu.

La balle entra, l’arbre se fendit comme si unemine avait éclaté au milieu.

Je montai ensuite à côté de Moussami sur ledos de son éléphant, et nous nous mîmes en route, non plus du côtédu Gange, mais vers les montagnes derrière lesquelles s’élevait laville capitale du rajah Osmany.

Au bout de quelques heures nous trouvâmes unehabitation.

Je mourais de faim et de lassitude.

Néanmoins, après avoir mangé, je ne pris quequelques heures de repos.

Il était urgent de sortir au plus vite ducercle militaire que commandait Tippo-Runo, afin de ne pas retomberentre ses mains.

Vers le soir, Moussami me dit :

– Tippo a trahi le rajah.

– Je le sais.

– Il a gagné tous les chefs desforteresses, et quand les Anglais viendront, on leur en ouvrira lesportes.

– Heureusement, répondis-je, nous auronsle temps de prévenir Osmany.

Moussami hocha la tête :

– Trop tard, dit-il.

– Pourquoi, trop tard ?

– Parce que la moitié de l’armée estgagnée par Tippo.

– Qu’importe, répondis-je, si l’autremoitié demeure fidèle au rajah ?

– Mais le rajah croira-t-il à la trahisonde Tippo ? demanda. Moussami d’un air de doute.

– Je lui en donnerai des preuves.

L’Indien eut encore un gested’incrédulité.

– Le rajah, dit-il, aime Tippo autant queTippo hait rajah, et je sais pourquoi…

– Ah ! tu le sais ?

– J’ai passé quelques heures auprès del’almée qui possède tous les secrets de Tippo et elle me les alivrés.

– Eh bien ! parle…

– Le rajah aime Tippo parce que,autrefois, Tippo a sauvé Kôli-Nana des flammes.

– Bon.

– Tippo hait le rajah parce qu’il estjaloux.

– Jaloux de qui ?

– Maintenant, reprit Moussami, Kôli-Nanaest une vieille femme : elle a plus de vingt-six ans. Osmany,tout en l’aimant et la respectant, lui a donné une compagne, labelle Daï-Kôma, qui n’a que quatorze ans et est belle comme lejour.

– Et Tippo l’aime ?

– À en mourir. Aussi veut-il la ruined’Osmany, pour avoir Daï-Kôma.

– Le misérable !

– En outre, les Anglais lui ont promisbeaucoup d’or s’il leur livrait Osmany et son fils qui estl’héritier du trône.

– Mais, dis-je, comment l’almée sait-elletout cela ?

– L’almée aimait Tippo ; elle aappris sa trahison ; elle a su que Tippo convoitait la femmedu rajah, et elle a voulu se venger !

« Va, m’a-t-elle dit en me quittant,tâche de sauver ton maître ; mais, si tu ne le peux, rejoinsOsmany, jette-toi à ses pieds et dis-lui que Tippo est untraître !… »

Le récit de Moussami me parut devoir faire unevive impression sur le rajah.

Nous voyageâmes toute la nuit suivante et unepartie du lendemain.

Au moment où le soleil monte au zénith et oùla chaleur devient étouffante, une ville blanche et coquette, àdemi cachée sous l’ombrage d’une forêt vierge, nous apparut auflanc des montagnes.

C’était la ville sainte, comme l’appelaientles montagnards, – la cité bénie que le rajah Osmany avait choisiepour capitale.

Mais, comme on va le voir, le rajah n’avaitpas besoin de mes révélations pour être convaincu de la trahison deTippo-Runo.

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