Le Dernier mot de Rocambole – Tome III

Chapitre 14

 

Marmouset, en même temps qu’il suivait labelle étrangère dont il avait surpris le premier mouvement d’effroiet ensuite le regard de haine qu’elle avait laissé tomber sur lebaron Henri de C…, Marmouset, disons-nous, aperçutM. de Montgeron au dehors.

Le vicomte était pâle et tout son sang venaitd’affluer à son cou, au moment où la femme aux cheveux roux passaitprès de lui.

Elle était en voiture et la voitures’éloignait rapidement que M. de Montgeron était encorelà, planté sur ses deux pieds, et semblable à une statue.

Seulement sa pâleur fit place tout à coup àune vive rougeur quand Marmouset s’approcha de lui.

– Eh bien ! dit ce dernier, vousl’avez vue…

Montgeron le prit par le bras et l’entraînabrusquement hors de la foule.

– Mon ami, lui dit-il, quand ils furentsur le boulevard, je crois que je deviens fou.

– Bah ! fit Marmouset.

– Il me semble qu’elle m’a souri enpassant.

– À vous ?

– À moi, mon ami : j’ai un volcandans la tête et dans le cœur. Elle m’a regardé, elle m’a souri…

– Eh bien ! dit Marmouset, il n’y apas là de quoi devenir fou, vous êtes un homme heureux, Montgeron,voilà tout !

– Oui, mais le bonheur tue.

– Quelle folie !

– Victor, dit le vicomte en s’appuyantfamilièrement sur le bras de Marmouset, êtes-vous un peu monami ?

– Mais certainement.

– Alors, ne me quittez pas ; je sensque la folie me gagne ; venez avec moi, nous monterons dans uncabinet du Café Anglais… nous souperons… vous resterezavec moi jusqu’au jour… dites, le voulez-vous ?

– Allons, répondit Marmouset.

M. de Montgeron était dans un telétat de surexcitation qu’il faisait peine à voir.

Marmouset l’accompagna.

Ils s’enfermèrent dans un cabinet du CaféAnglais, laissèrent la fenêtre ouverte et continuèrent àcauser tandis qu’on les servait.

– Mon ami, disait le vicomte, j’aitrente-six ans, l’âge par excellence où l’on meurt d’amour aussifacilement que je bois ce verre de madère.

– Mais dit Marmouset, que cetteexaltation inquiétait quelque peu, puisqu’elle vous a souri.

– C’est précisément là ce quim’épouvante.

– Pourquoi ?

– Mais parce que cette femme peut medemander à présent ma vie, ma fortune et mon honneur.

– C’est beaucoup, dit Marmouset ensouriant.

Le garçon entra sur ces mots, apportant unelettre sur un plateau.

– Un domestique s’est présenté aucomptoir tout à l’heure, dit-il, et il a demandé si M. levicomte de Montgeron soupait ici : sur la réponse affirmativequi lui a été faite, il a laissé cette lettre en insistant pourqu’elle fût remise à M. le vicomte à l’instant même.

Montgeron était redevenu pâle.

Marmouset fit un signe et le garçonsortit.

M. de Montgeron regardait cettelettre qui était toujours sur le plateau et qu’il n’avait pas osétoucher.

Un tremblement nerveux s’était emparé delui.

– Je n’ose pas, dit-il.

– Comment ! exclama Marmouset, vousen êtes arrivé à cet état de faiblesse et de fièvre !

– Oui.

– Mais vous ne savez pas d’où vient cettelettre ?

– D’elle.

– Ah ! parexemple !

– J’en suis sûr. Tenez… ouvrez-la pourmoi…

Et M. de Montgeron tremblait de plusen plus.

Marmouset prit la lettre et l’ouvrit.

Elle contenait deux lignes d’une écriture fineet allongée.

– Pas de signature, dit-il.

– Lisez, dit fiévreusement Montgeron.

Marmouset lut à mi-voix :

« Si M. le vicomte de Montgeron esttoujours l’homme aventureux et brave que tout Paris a connu, il setrouvera à deux heures du matin derrière la Madeleine ets’approchera d’un petit coupé attelé de deux chevaux baibrun. »

– C’est elle ! répétaM. de Montgeron.

– En êtes-vous bien certain ?

– Je le sens aux battements précipités demon cœur.

– Et, vous irez ?

– Oh ! pouvez-vous me ledemander !

Marmouset fronça légèrement le sourcil. Il luisemblait que ce rendez-vous cachait un piège.

Mais il ne fit part d’aucune de sesimpressions à M. de Montgeron, pas même de ce qu’il avaitentendu dire au spectacle, et de ce qu’il avait vu sous lepéristyle de l’Opéra.

M. de Montgeron consulta samontre.

Il n’était pas une heure du matin.

– Un siècle de tortures à attendre !dit-il.

– Montgeron, reprit Marmouset, savez-vousque vous me mettez dans l’embarras ?

– Comment cela ?

– Ne m’avez-vous pas demandé de passer lereste de la nuit avec vous ?

– Certainement.

– Mais si vous allez à cerendez-vous…

– Eh bien ! vous m’attendrezici.

– Et si vous ne revenez pas ?

– À six heures du matin, vous reprendrezvotre liberté.

– Mon cher Montgeron, continua Marmouset,vous êtes, comme on dit, un homme de haute vie, parconséquent, il est tout naturel que beaucoup de femmes songent àvous. Nous sommes en carnaval. Qui vous prouve que c’estprécisément la femme qui vous tourne la tête ?…

– C’est elle, vous dis-je.

– Soit, je n’insistepas !…

Et, Marmouset, comprenant queM. de Montgeron était arrivé à ce paroxysme de la folieamoureuse qui n’admet plus aucun raisonnement, se borna à lui faireprendre patience jusqu’à deux heures moins un quart.

Comme le vicomte se levait pour courir à sonrendez-vous, Marmouset plongea la main dans une des poches de sonpaletot.

– Tenez, dit-il prenez toujours cela.

– Pourquoi faire ? demandaM. de Montgeron stupéfait.

L’objet que lui tendait Marmouset n’étaitautre qu’un revolver.

– Mon cher, dit froidement Marmouset,quand on à un rendez-vous d’amour, il faut prendre ses précautions.Cette femme a un mari… et un mari jaloux.

– Vous avez raison, dit Montgeron.

Et il mit le revolver dans sa poche.

**

*

Quatre heures après, Marmouset achevait sonsixième cigare et son flacon de kummel, dans le cabinet du CaféAnglais.

La pendule allait sonner six heures.

– Ce pauvre Montgeron ! murmura lejeune homme en souriant, il a été sans doute bien heureux… Pourvuqu’il songe à me renvoyer mon inutile revolver.

Et il endossa son paletot, au moment oùtintait le premier coup de six heures.

Mais soudain, la porte s’ouvrit, etM. de Montgeron entra.

Le vicomte, toujours un peu pâle, avait l’œilen feu, la démarche brusque, le geste saccadé.

– Mon ami, dit-il à Marmouset, je mebats.

– Plaît-il ? fit Marmouset.

– Je me bats dans une heure, au Bois,derrière Madrid. Vous êtes mon témoin. Nous allons passer chezNoireterre, qui viendra avec nous.

– Mais avec qui vousbattez-vous ?

– Je vous le dirai en route. Partons. Lavoiture est en bas… avec les épées.

– Et moi qui croyais que vous alliez à unrendez-vous d’amour ?

– Oh ! fit M. de Montgeronavec une sorte d’extase, si vous saviez comme elle estbelle !

– Il est fou ! pensa Marmouset.

Et il le suivit.

Que s’était-il donc passé ?

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