Le Dernier mot de Rocambole – Tome III

Chapitre 13

 

Ce que le marquis de Maurevers éprouva alorsest intraduisible.

S’il avait pu triompher de la catalepsie, ilse fût levé et eût regardé le vieillard avec une sorte destupeur.

Mais son corps paraissait pétrifié et sespaupières étaient fermées comme si un voile de plomb eût pesé surelles.

Mais il entendait et il pensait ; et levieux duc le savait bien, car il s’assit auprès de lui et toujourspenché à son oreille, il lui dit :

– Marquis, hier, en montant à bord, vousm’avez regardé avec une curiosité qui m’a un peu alarmé. J’ai cruque vous me connaissiez, en dépit de cette barbe blanche et touffuesous laquelle disparaît presque entièrement mon visage.

Mais je m’étais trompé, et il faut bien que jevous dise ce que je suis.

Marquis, je suis l’homme que votre père adéshonoré et qui a tué votre père.

Je suis ce général duc de Fenestrange à quivous êtes allé demander raison, et qui, après vous avoir remis aujour de votre majorité, a quitté Paris et s’est fait passer pourmort ; je le suis, en effet, pour un autre que pour vous, etmon acte de décès est en règle.

Mais je suis bien vivant, aussi vivant quePerdito, le fils de votre père et de la duchesse de Fenestrange, mafemme.

Perdito et moi nous avons juré votreperte ; mais ce que Perdito ne sait pas, c’est que j’aipareillement juré la sienne.

C’est vous qui tuerez Perdito.

Écoutez-moi bien : l’état de paralysie oùvous êtes n’est que momentané.

Au lieu de mélanger au vin que vous avez bu unnarcotique, j’y ai ajouté une drogue orientale que j’ai rapportéede Smyrne et qui a le don de plonger pendant une heure ou deuxl’homme dans un engourdissement profond, sans toutefois l’empêcherd’entendre, de penser et de réfléchir.

Roumia et Perdito, ces deux instruments de mavengeance, vous croient endormi comme hier.

Dans une heure, Roumia reviendra.

Quand vous ouvrirez les yeux, elle sera prèsde vous.

Son œil sera plein d’amour, sa lèvre aura desensuels sourires, elle vous appellera son bien-aimé. Puis lacomédie de la nuit dernière recommencera, les flammes inoffensivesreparaîtront, et au milieu d’elles, le prétendu fantôme dePerdito.

Alors, toujours comme hier, Roumia épouvantées’échappera de vos bras et à mesure qu’elle s’éloignera vous laverrez se rapetisser et devenir une naine affreuse.

C’est le résultat d’un système de glacesplacées au fond du faux pont.

Puis, la nuit se fera, et alors vous aurez crurejoindre Roumia, et vous tiendrez dans vos bras, non pas elle,mais une naine véritable qui a, par hasard, le même timbre de voixqu’elle.

Commencez-vous à comprendre, marquis ?dit le vieillard en ricanant.

Il se versa un nouveau verre de vin etcontinua :

– Voulez-vous un bon conseil,marquis ? Il y a dans cette cabine, sous l’ottomane surlaquelle vous êtes couché, un revolver à six coups.

Quand vous aurez retrouvé l’usage de vosmembres, il vous sera facile de le trouver.

Attendez que l’apparition se montre, et puis,quand Roumia s’échappera de vos mains, eh bien ! si le cœurvous en dit…

Et le vieillard acheva sa phrase par un éclatde rire.

Puis il quitta la cabine et remonta sur lepont.

Roumia et Perdito étaient assis à l’arrière,auprès du gouvernail, murmurant des paroles d’amour.

Le temps était clair, la lune brillait au cielet les côtes d’Italie se détachaient à l’horizon.

Perdito disait :

– Je regrette, ma bien-aimée, d’avoiraccepté le pacte que m’a offert ce vieillard maudit.

– Pourquoi donc ? demandaRoumia.

– Mais parce que je souffre…

– Niais, va !

– Ah ! dit le jaloux Espagnol, tu nesais donc pas que le contact de cet homme t’a flétrie à mesyeux…

– Mon cœur n’est-il pas à toi ?

– Mais ses lèvres ont effleuré tesjoues…

– Imbécile !

– Mais enfin, disait encore Perdito,combien de temps donc durera cette comédie ?

– Je ne sais pas…

– Il ne te l’a donc pas dit,lui, cet homme à qui nous nous sommes vendus corps etâme ?

– Non. Mais il a ses projets…

– Tu n’en verras pas la fin, murmura levieillard qui avait entendu ces dernières paroles.

– Hé ! mes étourneaux, dit-il, letemps passe quand on parle d’amour.

– Quelle heure est-il donc ? demandaRoumia.

– Deux heures du matin.

– C’est bien, dit-elle, je descends.

Et elle retourna dans la cabine, tandis quePerdito disparaissait.

Maurevers commençait à sortir de sa léthargie.Roumia se pencha sur lui et l’embrassa, lui disant :

– Mais, cher dormeur, c’est donc unehabitude invariable… et tous les soirs, après souper, il faudradonc que vous fassiez un somme ?

– Pardonnez-moi, répondit le marquis.C’est le dernier soir où je dormirai.

– Vrai ?

– Je te le jure.

Et comme la veille, il la pressa sur soncœur.

Comme la veille aussi, la lampe se brisa, lefond de la cabine s’ouvrit, les flammes s’élevèrent et Perdito semontra au milieu d’elles.

Comme la veille encore, Roumia s’échappa,frissonnant et poussant des cris, des bras deM. de Maurevers.

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