Le Dernier mot de Rocambole – Tome III

Chapitre 12

 

M. de Maurevers, ainsi que l’avaitannoncé le vieux duc de Fenestrange, dormit environ deuxheures.

Puis il s’éveilla tout naturellement et sanssecousses.

Roumia était près de lui et la cabine n’étaitplus éclairée que par une lampe à globe dépoli qui projeta autourd’elle une clarté mate et mystérieuse.

Perdito et le duc avaient disparu.

Roumia avait retrouvé son sourire enchanteuret son regard voluptueux.

– Je me suis donc endormi ?demanda-t-il.

– Mais oui, mon ami, répondit-elle. Vousavez bu outre mesure de ces vins d’Espagne qui brisent si bien uncerveau français.

– Oh ! fit-il d’un ton de reprochequ’il s’adressait à lui-même. Et vous étiez là ?…

– J’étais là, mon bien-aimé.

Il sentait le tangage du navire.

– Nous sommes donc en route ?dit-il.

– Oui.

– Où allons-nous ?… ÀNaples ?

– Où tu voudras, mon bien-aimé.

Et elle lui passa un de ses bras autour ducou.

– C’est à toi d’ordonner, dit-il. Nesuis-je pas ton esclave, Roumia ?

– Eh bien ! fit-elle, si tuveux que j’indique la route, écoute-moi.

– Parle.

– Je voudrais voir l’Orient, cette patriede mes pères ; je voudrais visiter l’Égypte, la Turquie, voirSmyrne et Constantinople, traverser la Perse, gagner les bords duGange. Et toi, dis, le veux-tu ?

– Je veux ce que tu veux, répondit-ilenivré.

Puis il l’attira doucement à lui.

Mais, au moment où ses lèvres allaient frôlerle visage de la bohémienne, le globe de la lampe se brisa et lalampe s’éteignit.

En même temps, la cloison de planches quifermait la cabine s’ouvrit comme un décor de théâtre qui file toutà coup dans la coulisse et démasque un second décor plus vaste.

Roumia jeta un cri.

Stupéfait, Maurevers regardait et apercevaitmaintenant tout l’intérieur du navire dont l’extrémité s’éclairait,tandis que la cabine demeurait plongée dans les ténèbres.

Au bout opposé de ce qu’on appelle lefaux-pont un fanal était suspendu.

À la lueur de ce fanal, le marquis vit serenouveler le phénomène étrange dont il avait été témoin à Paris,dans le pavillon où on l’avait conduit.

C’est-à-dire qu’un jet de flamme sortit tout àcoup de l’intérieur du navire, comme si la sainte-barbe avait prisfeu.

Puis, au milieu de cette flamme, apparut,sinistre et menaçant, le fantôme de Perdito.

Roumia jetait des cris terribles.

Maurevers éperdu voulut la prendre dans sesbras, mais elle lui échappa.

Et comme si elle eût été attirée par une forceirrésistible vers ces flammes bleuâtres qui environnaient lerevenant, le marquis la vit courir comme pour s’y précipiter.

On eût dit un papillon qu’attire fatalement laflamme d’une bougie.

Mais alors il se passa un autre phénomène plusétrange encore.

À mesure que Roumia s’éloignait de lui, lemarquis la voyait se rapetisser.

Sa taille élevée se raccourcissait, peu à peu,et tout à coup il jeta un cri d’horreur et d’épouvante.

Roumia était devenue une affreuse naine,difforme semblable à celle qui l’avait conduit, à Paris, dansl’intérieur du pavillon.

En même temps, la voix stridente de Perditoretentit au milieu des flammes.

Cette voix disait :

– Voilà ma vengeance, Roumia !

Puis les flammes se changèrent en fumée.Perdito disparut, le fanal du faux-pont s’éteignit et le marquis deMaurevers, qui s’était élancé vers Roumia, ne pressa plus dans lesténèbres qu’un corps difforme et couvert de gibbosités.…

Cette secousse était trop forte ; elleaida puissamment l’intolérable odeur de soufre qui prenait lemarquis à la gorge, et il tomba sans connaissance dans les bras deRoumia, subitement métamorphosée en monstre hideux.

**

*

Au matin, le navire filait vent arrière sur lamer calme et bleue comme le ciel.

M. de Maurevers, la tête lourde, enproie à la fièvre, monta sur le pont.

L’événement de la nuit le poursuivait comme lesouvenir d’un cauchemar.

Il s’était réveillé dans un de ces lits debord qu’on appelle un cadre, et il ne savait plus au juste s’ilavait rêvé ou non.

Mais il fut convaincu qu’il avait rêvélorsqu’il aperçut Roumia sur le pont.

Roumia avait retrouvé sa taille svelte et sonbeau visage, son doux sourire ; et son regard fascinateur.

– Oh ! le vilain dormeur !dit-elle en venant à lui.

Il la regarda avec étonnement.

– Ce n’est donc pas vrai ?fit-il.

– Quoi donc ?

– Vous n’êtes pas naine ?…

– Naine ! mais je passe, aucontraire, pour une femme de haute taille.

– Cependant… cette nuit ?…

– Eh bien ?

– Perdito vous a changée en un êtredifforme.

– Perdito !

Et Roumia pâlit en prononçant ce nom.

– Oui, dit le marquis, cette nuit, tandisque je vous pressais dans mes bras, Perdito ne nous est-ilpas apparu, comme à Paris, au milieu d’une gerbe deflammes ?

– Je n’as rien vu, dit Roumia.

– Vous n’avez pas vu le fantôme dePerdito ?

– Non.

– C’est bizarre !

– Tout ce que j’ai vu, dit Roumia, c’estque vous vous êtes endormi après avoir soupé.

– Oui, je le sais. Mais je me suiséveillé au milieu de la nuit.

– Pas que je sache.

– Comment ! vous ne m’avez pasparlé !… Vous ne m’avez pas dit que les vinsd’Espagne ?…

– Je ne-vous ai rien dit du tout, monami. Vous dormiez si fort que j’ai appelé deux matelots pourm’aider à vous mettre au lit.

Roumia parlait avec un tel accent de sincéritéque le marquis demeura convaincu qu’il avait rêvé.

La journée s’écoula. Le soir vint.

Roumia et le marquis soupèrent de nouveau entête à tête.

Roumia invoquait encore le souvenir dePerdito ; mais ce souvenir ne la défendait plus que faiblementcontre la passion de Maurevers, du moins le marquis le pensaitainsi, lorsque, ayant bu un dernier verre de vin, il se renversabrusquement sur l’ottomane, comme foudroyé.

De nouveau le marquis était en proie à unsommeil de plomb ; mais, chose étrange, ce sommeil neressembla point à celui de la veille, et le narcotique, enparalysant tout son corps, laissa son esprit éveillé et son oreilleouverte.

Et il se souvint sur-le-champ, de cette espècede catalepsie qui s’était emparée de lui à Londres, dans la tavernede Calcraff, le soir où l’Irlandaise chantait.

Dès lors, son ouïe acquit une finesse deperception extraordinaire.

Il entendit un pas retentir dans le faux-pont,puis la porte de la cabine s’ouvrir, puis un homme entrer et direen riant :

– Dort-il bien ?

Et le marquis reconnut la voix de Perdito.

Les morts ne rient pas d’ordinaire.

Puis encore le bruit de deux baisers le fittressaillir.

Et Roumia disait :

– Tu ne m’en veux pas… au moins… mon cherbien-aimé… Tu sais bien que je t’aime !

– Pourquoi donc ne me le laisse-t-on pastuer tout de suite ? disait Perdito.

La porte de la cabine s’ouvrit une secondefois, et une voix que le marquis reconnut pour être celle du vieuxcapitaine à barbe blanche, dit sur le seuil :

– Allons ! mes amoureux, vous avezdeux bonnes heures devant vous, avant de recommencer la comédie dela nuit dernière. Montez donc, sur le pont et allez respirer l’airdes côtes d’Italie qu’on aperçoit dans la brume.

Et le marquis entendit le bruit de deux autresbaisers ; puis les pas de Perdito et de Roumia qui sortaientde la cabine et s’éloignaient.

En même temps le vieillard se pencha surl’ottomane, approcha ses lèvres de l’oreille de Maurevers et luidit :

– Marquis, on se moque de vous !

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