Le Dernier mot de Rocambole – Tome III

Chapitre 6

 

Le Champ des Perles roses, en dépit de son nomgracieux, est un vallon sauvage que ferment au nord, à l’est et àl’ouest, de hautes montagnes rocheuses.

Au sud, c’est-à-dire en descendant versCalcutta, le voyageur rencontre une de ces forêts impénétrables quiservent d’asile aux tigres et aux panthères.

C’est le rempart de cet asile mystérieuxchoisi par les frères de Kôli-Nana pour l’érection du bûcher.

Pour arriver jusqu’à eux, les soldats anglaisseraient obligés de traverser la forêt, et l’Européen redoute lestigres bien plus que l’indigène.

Il fait nuit.

Arrivés de divers côtés et un à un, lesHindous du cortège funèbre se sont réunis de nouveau et ils ontdressé leurs tentes.

Au centre est celle de la veuve.

Selon l’usage, les brahmines et les musiciensplacés en dehors mêlent au son bizarre et monotone de leursinstruments des chants non moins bizarres, qui célèbrent lesfélicités réservées, dans le paradis indien, à la femme courageusequi va rejoindre son époux dans la mort.

Mais ni les musiciens ni les brahmines nepénètrent dans cette tente.

Seuls, les frères sont entrés.

Ils ont trouvé Kôli-Nana en proie à uneexaltation très grande, visitant l’un après l’autre les coffretsd’ébène et de santal qui renferment ses bijoux.

Une femme était auprès d’elle.

C’est sa fidèle compagne, sa sœur de lait, lanégresse, Manoura, car Kôli-Nana a sucé le lait d’une femmenoire.

Manoura pleure et se lamente.

Elle aime Kôli-Nana, elle donnerait tout sonsang pour elle, et Kôli-Nana va mourir.

Les frères farouches, en pénétrant sous latente, ont échangé un regard de satisfaction.

Kôli-Nana est prête au sacrifice : ellemontera sur le bûcher en chantant.

Manoura leur a caché de son mieux sa douleur,mais quand ils sont partis, elle s’est remise à pleurer.

Les frères sont sortis en disant :

– Maintenant on peut dresser lebûcher.

Et la négresse Manoura sanglote et songe quele jour va paraître et que les flammes qui vont consumer Kôli-Nanas’allumeront avec le premier rayon de soleil.

Mais tout à coup, Kôli-Nana ferme brusquementses écrins et ses coffrets.

Le chant de mort qu’elle avait entonné expiresur ses lèvres ; la fièvre de son regard s’éteintsubitement.

Et Manoura étonnée la voit s’approcher d’elle,poser la main sur son épaule et lui dire :

– Ne pleure pas !

– Comment ne point pleurer ? dit lanégresse. N’allez-vous donc point mourir ?

– Peut-être… reprit Kôli-Nana.

Et comme la négresse pousse un cri de joie, laveuve du rajah pose un doigt sur ses lèvres :

– Silence ! dit-elle.

L’exaltation de Kôli-Nana s’est évanouie, elleest calme, bien qu’un peu pâle ; et dans ses yeux, où naguèresemblait rayonner la fièvre, brille maintenant une sombrerésolution.

– Non, dit-elle, je ne puis mourir… je nemourrai pas…

Manoura hoche la tête…

– Ils vous feront mourir de force sur lebûcher, dit-elle.

– Osmany veille sur moi.

Manoura, à ce nom. n’a pu s’empêcher detressaillir.

– Osmany m’aime, ajoute Kôli-Nana, etnous nous sommes juré un éternel amour, Osmany m’a juré de mesauver, et Osmany n’a jamais manqué à son serment.

Manoura a soulevé un des coins de la tente etinterroge le ciel.

– Les étoiles palissent, dit-elle.

– Qu’importe ! dit Kôli-Nana.

– Je vois tes frères, ô maîtresse, qui sedirigent vers la forêt.

– Qu’importe encore !

– Ils vont couper le bois destiné à tonbûcher.

– Osmany arrivera avant que le bûcher nesoit dressé, répond Kôli-Nana avec l’accent de la conviction.

Mais Manoura inquiète s’est accroupie dans uncoin de la tente et murmure :

– Comment Osmany peut-il savoir où noussommes ? Tu sais bien, maîtresse, qu’hier le soleil étaitcouché et que personne encore ne savait en quel lieu tu seraisconduite pour mourir.

– Écoute encore, répond Kôli-Nana. As-tuvu le marchand de Bénarès ?

– Celui que ton époux défunt avaitaccueilli ?

– Oui.

– Il s’est mêlé à notre cortège, ditManoura, était-ce donc l’ordre d’Osmany ?

– Oui.

Et baissant encore la voix :

– Il s’est approché de moi, ajouteKôli-Nana et il m’a dit ces mots : « Espérez, je suislà ! »

Kôli-Nana a dans la promesse d’Osmany une foisi profonde que Manoura se sent ébranler.

Elle espère à son tour.

Pourtant une lueur blanchâtre a glissé dans leciel et les étoiles cessent de briller.

Les frères de Kôli-Nana ont coupé le boisdestiné au bûcher, et, à l’aide de leurs esclaves, ils commencent àl’entasser dans le milieu du vallon.

– Maîtresse ! maîtresse ! ditManoura en se tordant les mains de désespoir, dans une heure, ilsera trop tard !

Mais soudain les brahmines suspendent leurschœurs, un bruit de cavaliers arrivant au galop s’est faitentendre ; puis, deux coups de pistolet ; puis, des crisde rage et de mort.

– C’est Osmany, s’écrieKôli-Nana.

Ce n’est pas Osmany, non. Ce sont les quatreofficiers anglais qui sont tombés comme la foudre, le sabre auxdents, le pistolet au poing, au milieu du camp hindou.

Les frères de Kôli-Nana essayent derésister ; mais aux quatre Anglais, s’est joint le fauxmarchand de Bénarès, c’est-à-dire le major sir Edwards Linton.

Le combat s’engage acharné, le sang coule, lesfrères de Kôli-Nana tombent un à un ; les Hindous épouvantésprennent la fuite, et tout à coup le major sir Edwards Lintontraverse le Champ des Perles roses au galop, emportant, dans sesbras Kôli-Nana à demi pâmée et murmurant avec extase le nom de sonbien-aimé, le prince Osmany.

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