Le Dernier mot de Rocambole – Tome III

Chapitre 3

 

– Messieurs, dit le major sir EdwardsLinton, vous le savez, je parle la langue hindoue avec une tellepureté que les brahmines et les lettrés s’y tromperaient.

Quoique né à Liverpool et de vieille raceanglaise, je suis venu dans l’Inde de si bonne heure que j’ai pu meplier aux mœurs indiennes et aux habitudes des indigènes.

Deux ans de captivité chez le roi de Lahore etmon physique ont fait le reste.

Lorsque je dépouille l’uniforme anglais, jedeviens sur-le-champ un Hindou de la plus belle eau.

– Nous savons cela, sir Edwards, dit sirJack.

Le major reprit :

– Je m’en vais donc à travers l’Indeentière, tantôt à pied, tantôt à cheval, tantôt sur unéléphant ; j’entre dans les pagodes et les mosquées, selonl’occurrence ; je me donne tantôt pour un habitant de Delhi,tantôt pour un marchand d’opium, tantôt pour un riche propriétairede la vallée de Kachemyre.

Et jamais personne, en me voyant, n’asoupçonné que je pouvais être Anglais.

– Nous savons encore cela, sir Edwards,dit le jeune officier.

– Pardon, répondit le major, si j’entredans ces développements, mais ils sont nécessaires, pour que vouscompreniez le plan que j’ai conçu et combiné de concert avec leprince Osmany.

– Voyons ?

– La belle Kôli-Nana est donc arrivée àCalcutta hier soir.

– Pardon, observa sir Jack, hier soir,elle et son cortège ont campé dans la plaine et ne sont entrés enville que ce matin.

– Soit. Aujourd’hui donc toute lajournée, elle aura été promenée en triomphe de pagode en pagode, dela ville blanche à la ville noire.

Ce soir, elle se reposera dans une de cesauberges indiennes qu’on appelle des schoultry.

Demain, la promenade triomphalerecommencera.

Puis, le soir venu, et quelque surveillanceque puisse exercer la police anglaise, bourreaux et victimedisparaîtront.

Où passeront-ils la nuit ? En quel lieuisolé, aux environs de la ville, au bord de la mer ou dans laplaine, le sinistre bûcher se dressera-t-il ? Mystère.

Mystère pour tous, excepté pour moi.

– Comment cela, sir Edwards ?

– Parce que, dès demain matin, sous mondéguisement hindou, je vais me mêler au cortège funèbre.

– Bien !

– Je serai bien accueilli, car on m’a vuà la cour du rajah défunt, qui me traitait avec distinction ;et dès lors, je ne quitterai plus la pauvre veuve.

Le soir, je ferai partie du campementmystérieux.

Dans la nuit, j’aiderai à élever le bûcher.C’est alors, messieurs, puisque vous voulez bien m’offrir vosservices, que j’aurai besoin de vous.

Les quatre officiers écoutaient sir Edwardsavec une attention pleine de curiosité.

Il reprit :

– Dans la nuit qui précède le supplice,car c’est généralement au point du jour que le bûcher s’allume, lamalheureuse femme qui doit être brûlée est laissée seule sous unetente, au milieu de ses colliers de perles, de ses bijoux et de sesparures, qu’elle dispose en ordre pour les jeter ensuite lelendemain, pièce par pièce, dans le bûcher, avant de s’y précipiterelle-même.

Pendant cette nuit suprême, des musiciensentourent la tente et font entendre des chants bizarres quiachèvent l’œuvre d’exaltation commencée chez la victime, par cettepromenade triomphale de deux jours.

Il n’est pas rare que la pauvre femme, quandsa dernière heure est venue, ait complètement perdu la raison etsouvent même la parole.

C’est là-dessus que je compte.

– Comment cela ?

– J’aurai soin de vous prévenir dans lasoirée. Par quel moyen ? je l’ignore encore, mais enfin jevous préviendrai. Vers minuit, vous vous approcherez du campementdes Hindous.

La plupart seront ivres de danses funèbres, deboisson et d’opium.

Les musiciens eux-mêmes auront été gagnés parcette fièvre délirante que le bruit monotone de leurs instrumentsne fera qu’entretenir.

Mais il y aura quatre hommes parmi la troupequi ne seront ni ivres, ni endormis, ceux-là ce sont les frères dela victime.

En partant, ils ont juré d’observer un jeûnerigoureux jusqu’à l’heure où leur sœur monterait sur le bûcher.

C’est à ces quatre hommes que vous aurezaffaire.

– Pour enlever la belleKôli-Nana ?

– Oui… laquelle, bien certainement,opposera une vive résistance, à moins que la terreur de la mort nese soit déjà emparée d’elle ; auquel cas nous la trouverons enproie à une sorte de stupéfaction ou de stupeur.

– Mais enfin, dit le capitaine Harris, ilfaudra se battre à coups de sabre et de pistolet ?

– Peut-être…

– Et si ivres que soient les autres, ilsviendront certainement au secours des frères de Kôli-Nana.

Sir Edwards se prit à sourire.

– C’est pour cela, messieurs, dit-il, queje vous ai dit avoir besoin de quatre hommes résolus. D’ailleurs,quatre Anglais valent dix Indiens pour le moins.

– Je parie pour vingt, dit fièrement sirJack.

– Mais, dit un des autres officiers, ceprince Osmany, le nouveau rajah, est donc un hommecivilisé ?

– Plus que son frère.

– Et il a compris tout ce qu’avait derévoltant pour l’humanité cet usage barbare qui veut que la femmene survive pas à son époux ?

– Il avait de bonnes raisons pourcela.

– Vraiment ?

– Oui, dit le major avec un mystérieuxsourire.

– Quelles étaient donc cesraisons ?

– Il est amoureux fou de Kôli-Nana.

– La veuve de son frère ?

– Qu’importe ! si je la sauve, lerajah sera mon ami et le vôtre, messieurs.

– Bon ! dit sir Jack, mais une choseme paraît difficile, sir Edwards.

– Laquelle ?

– Sauver la belle Indienne est uneentreprise que certainement nous mènerons à bonne fin.

– Je l’espère.

– Mais qu’en fera le nouveau rajah ?car enfin, les montagnards ses sujets, si elle revient auprès delui, ils la reconnaîtront.

– Tout cela est prévu, répondit sirEdwards.

– Ah !

– Kôli-Nana a une sœur qui lui ressemble,autant que l’épi blond et mûr ressemble à l’épi vert encore.

Toutes deux sont les filles d’un richemarchand d’opium de Chandernagor.

La blonde sœur de la brune Kôli-Nana estfiancée au prince Osmany.

Le prince la doit aller chercher en grandepompe, dans le premier quartier de la nouvelle lune.

– Eh bien ?

– Eh bien ! le marchand d’opium etsa seconde fille se sont secrètement entendus avec Osmany.

Kôli-Nana enlevée, nous la conduisons àChandernagor.

– Bon.

– Un médecin indien, qui possède entreautres secrets merveilleux celui de rendre d’un rouge ardent laplus noire des chevelures, opère chez Kôli-Nana cettemétamorphose.

– Oh ! j’y suis, dit sir Jack.Kôli-Nana prend le rôle de sa sœur.

– C’est cela, messieurs, dit lemajor.

Et il se leva, ajoutant :

À demain !

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