Le Dernier mot de Rocambole – Tome III

Chapitre 5

 

La plupart des assistants reconnurentsur-le-champ sir Edwards Linton pour l’Hindou de Bénarès qu’ilsavaient vu à la cour du rajah défunt.

Se joindre au cortège d’une veuve qui vamonter au bûcher est un honneur qu’on lui fait à elle et à sesparents.

Sir Edwards fut donc bien reçu.

On lui tendit la main. On lui apporta une pipeet des confitures sèches, tandis que les bayadères dansaient, et,parlant le plus pur sanscrit, il s’assit auprès des parents, lesjambes repliées sous lui, le tuyau de sa pipe à la bouche.

Les danses durèrent jusqu’après le coucher dusoleil.

Puis les bayadères étant tombées épuisées defatigue, on les emporta.

Alors, les instruments firent un momentsilence, et les parents, les amis, toute la suite, en un mot, deKôli-Nana, se leva.

Après la promenade en plein jour, venait lapromenade aux flambeaux.

Kôli-Nana, que les brahmines n’avaient cesséde catéchiser depuis la mort de son époux, en était arrivée à cedegré d’exaltation qui ne permet plus de séparer la vie réelle durêve.

Elle parlait tout haut de son époux défunt, duparadis de Vichnou où on l’attendait pour une grande fête ;elle pleurait, riait et chantait en même temps.

On lui amena, non plus un cheval, mais unéléphant noir qui portait sur son dos une espèce de tour danslaquelle on la fit monter.

Puis les uns à pied, les autres à chevall’escortèrent, et, de nouveau, on parcourut la ville, à la lueur degrandes torches de pin résineux et parfumé.

Cette marche funèbre et triomphale seprolongea jusqu’au jour.

Quand les étoiles pâlirent, on revint auschoultry.

Là, on prit quelque repos et on laissa passerles heures brûlantes de la journée.

Lorsque la brise de mer commença à souffler,on se remit en marche.

C’était le dernier pèlerinage qu’on allaitaccomplir.

Le cortège quitta la ville noire et entra dansle quartier européen.

Puis il se dirigea vers la pagode duSerpent-Bleu.

Les Européens, les Anglo-Indiens, tous ceuxque l’Angleterre rallie sous sa bannière à titre de sujets ou devaincus, encombraient les abords de la pagode.

Le cortège eut de la peine à se frayer unpassage à travers la foule.

Le major qui, sous son déguisement indien,n’avait pas quitté un seul instant les frères de Kôli-Nana, aperçutdans cette foule le jeune lieutenant de cipayes, sir Jack.

Il passa auprès de lui ; sir Jack ne lereconnut pas.

On fit entrer l’éléphant dans la pagode et lesbrahmines commencèrent leurs prières ; puis vinrent desderviches tourneurs, et ensuite d’autres prêtres indiens quibranlent perpétuellement la tête de gauche à droite.

Ces cérémonies bizarres se prolongèrentjusqu’au coucher du soleil.

Mais le major savait ce qu’il voulaitsavoir.

Les frères de Kôli-Nana qui tenaient d’autantplus à ce que leur sœur se montrât fidèle à la tradition, que lemarchand d’opium leur père était fort riche et que l’héritage qu’ildestinait à sa fille allait leur revenir, les frères, disons-nous,avaient, confié au prétendu marchand de Bénarès le secret qu’ilavait hâte de faire connaître à sir Jack, c’est-à-dire le nom dulieu où le bûcher serait dressé.

Quand la veuve sortit de la pagode, sir Jack yentra. La boulette de maïs était au pied de la gigantesque statuede Sivah.

Il s’en empara et l’ouvrit.

Le major avait écrit en anglais :

 

« Le bûcher s’élèvera à deux lieues de laville, au nord, dans une vallée sauvage qu’on appelle le Champ desPerles roses. Nous y serons campés, vers minuit. »

 

Tandis que sir Jack prenait connaissance de cebillet et rejoignait les trois officiers qui devaient l’assisterdans cette aventureuse expédition, le cortège avait quitté la villeblanche et regagné la ville noire.

Là il s’était tout à coup dispersé. Les unsétaient entrés dans le schoultry ; les autres, échangeant dessignes mystérieux, s’étaient dirigés à droite et à gauche.

Quant à la veuve, elle était entrée avec sonéléphant noir sous le hangar de bambous où, la veille, le majoravait trouvé les bayadères dansant.

C’était le moment où la police anglaise devaitse montrer et agir, au moins pour la forme.

Le cordon des cipayes, commandé par unofficier anglais, entoura le hangar dont les portes s’étaientrefermées.

Puis l’officier frappa.

Un Hindou parut et dit :

– Que demandez-vous ?

– Nous voulons voir la veuve durajah.

– La veuve du rajah n’appartient plus àla terre, lui fut-il répondu.

L’officier fit enfoncer les portes, et lescipayes entrèrent.

L’éléphant était toujours là avec la tourd’ivoire sur le dos.

Mais la veuve n’était plus dans la tour.

Les cipayes visitèrent, toujours pour laforme, les maisons voisines et ne trouvèrent point Kôli-Nana.

La veuve était condamnée et devait mourir.

L’officier anglais, convaincu qu’il avait faitson devoir jusqu’au bout, fit sonner la retraite et rentra avec satroupe dans le quartier européen.

Pendant ce temps, un à un, les Indiens serendaient au rendez-vous, par divers chemins.

Et le major qui n’avait pas quitté les frèresde la victime, avait aidé à enlever Kôli-Nana et à protéger safuite à travers la ville noire.

Pendant ce temps aussi, sir Jack et ses troiscompagnons montaient à cheval et partaient bien armés pour le Champdes Perles roses.

À la journée brûlante avait succédé une de cesnuits fraîches et embaumées, sombres avec leur ciel étoilé,silencieuses ; cette nuit devait être, du moins on le pensaità Calcutta, la dernière que passerait sur la terre la belleKôli-Nana, la veuve du vaillant rajah Nijid-Kouran.

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