Le Dernier mot de Rocambole – Tome III

Chapitre 15

 

M. de Montgeron était donc allé aurendez-vous.

L’état de surexcitation dans lequel il setrouvait était si visible et il le sentait si bien lui-même qu’ilévita, en suivant le boulevard, de passer devant le Club desCrevés, de peur de rencontrer quelque ami qui n’aurait pasmanqué de lui demander où il allait et de s’étonner de son aspectfiévreux.

À l’heure dite, il était derrière laMadeleine.

Le coupé désigné dans la lettre attendait à laplace indiquée.

Montgeron chancelait en marchant, à mesurequ’il s’en approchait.

Alors, la portière encadra une tête de femme,mais tellement encapuchonnée, tellement voilée queM. de Montgeron ne la reconnut qu’aux battements de soncœur.

En même temps, une petite main finement gantéesaisit la sienne et une voix douce et ferme tout à la foisdit :

– Montez !

M. de Montgeron, plus mort que vif,entra dans le coupé.

Le cocher avait des ordres sans doute, car ilrendit la main à ses chevaux, qui tournèrent l’église, descendirentla rue Royale, et gagnèrent les Champs-Élysées.

– Monsieur de Montgeron, dit alors lafemme voilée, je sais que vous êtes brave.

– Madame…

– Je sais que vous m’aimez…

– Faut-il mourir pour vous ?demanda-t-il avec un accent chevaleresque.

– Non, mais il faut risquer votre viepour moi.

– Je suis prêt.

Elle eut un regard ardent à travers son voilequi brûla le cœur de Montgeron.

Le cocher avait alors ralenti l’allure de seschevaux, et le coupé montait au pas la grande ailée desChamps-Élysées.

– Monsieur de Montgeron, reprit-elle, ildépend de vous que demain j’aie quitté Paris pour n’y jamaisrevenir.

– Madame…

– Il dépend de vous que j’y reste… Ildépend de vous que… je vous aime…

Elle prononça ces derniers mots avec lafranchise d’une Espagnole offrant son amour à qui saura la vengerd’un affront.

– Écoutez-moi, reprit-elle, tandis queMontgeron palpitait d’une joie sauvage.

– Parlez, dit-il, et ce que vousordonnerez, je le ferai.

Elle reprit :

– Il est de par le monde un homme qui m’aoutragée, un homme qui, las de mes refus, a vu son amour se changeren haine ; un homme qui me poursuit partout avec un tissu decalomnies. Partout j’ai fui devant lui… Partout il m’arejointe…

– Je le tuerai, dit simplementMontgeron.

– Mon mari, poursuivit-elle, est un hommejaloux et féroce, mais je n’aime pas mon mari, et ce n’est pas àlui, par conséquent, de me venger.

– Donnez-moi le nom de cet homme,répondit Montgeron. Le reste me regarde.

– Pardon… encore un mot, dit-elle.

– Parlez.

– L’homme que je vais vous désigner estbrave, querelleur et il se bat facilement. Mais s’il savait quej’ai armé votre bras, il deviendrait lâche.

– Oh ! par exemple !

– Il tient à sa vengeance, il sedéroberait par la fuite.

– Le misérable !

– Jurez-moi que vous trouverez, unprétexte, que mon nom ne sera pas prononcé…

– Je vous le jure.

Elle lui pressa doucement la main.

– Si vous tuez cet homme, dit-elle, vousordonnerez ensuite, je serai votre esclave et j’abandonnerai toutpour vous suivre, fût-ce au bout du monde !

Elle lui disait cela avec une émotiondélicieuse et une voix enchanteresse qui achevèrent de faire perdrela tête à M. de Montgeron.

– Son nom. répéta-t-il, sonnom ?

Mais elle hésitait encore.

– Et si cet homme, dit-elle, était connude vous ?…

– Qu’importe !

– S’il était votre ami ?

– Il est devenu mon ennemi mortel du jouroù il vous a outragée.

– Monsieur de Montgeron, acheva-t-elle,l’homme qui me hait et que-je hais se nomme le baron Henri deC…

Montgeron tressaillit.

Le baron Henri de C… était membre d’un clubfameux et dont se souviennent les lecteurs de ce récit, – leClub des Asperges.

Montgeron en faisait également partie, bienqu’il passât plutôt ses soirées et ses nuits au Club desCrevés.

Le baron de C…, qu’on appelait pluscommunément le baron Henri, dans le cercle des viveurs, était unoriginal qu’on voyait rarement à Paris.

Il avait beaucoup voyagé, il était grandchasseur ; depuis plusieurs années, il vivait presqueconstamment dans ses terres.

Mais il ne passait jamais vingt-quatre heuresà Paris sans faire une apparition au Club desAsperges.

M. de Montgeron n’était pas plus liéavec lui qu’il ne l’était avec cinquante viveurs du même genre.

Quand la femme voilée eut prononcé cenom. il respira.

– C’est bien, madame, dit-il ; je letuerai, ou il me tuera !

Elle pesa sur le gland de soie quicorrespondait au petit doigt du cocher.

Le coupé s’arrêta.

– Au revoir, dit-elle. Ou plutôt non… àdemain.

– Où vous verrai-je ? demanda-t-ilavec un accent qui tenait du délire.

– Au même endroit et à la même heure.

Elle lui donna sa main à baiser.

– Allez, mon chevalier, dit-elle ;mon âme vous protège.

Montgeron s’élança sur la chaussée, ivred’amour, fou, délirant.

Il demeura quelques minutes debout, immobile,suivant des yeux le coupé qui s’en allait au grand trot, emportantcette mystérieuse créature pour laquelle il allait verser son sangdans quelques heures, avec une âcre volupté.

Puis, lorsqu’il eut disparu dans l’éloignementet l’obscurité, il redescendit à pied vers la place de laConcorde.

Montgeron avait besoin de marcher, derafraîchir à l’air de la nuit sa tête en feu, et d’adopter un plande conduite.

S’il eût eu un éclair de raison, peut-être sefût-il demandé si une femme qui mettait pour prix de son amour lavie d’un homme n’était pas la dernière des créatures, indigne detoute affection.

Mais Montgeron était fou, et cette question,il ne se l’adressa point.

Les fous ont d’ailleurs des heures desang-froid superbes.

M. de Montgeron n’était pas encore àla Madeleine qu’il était devenu maître de lui et avait repris toutson calme.

Dix minutes plus tard, il arrivait au Clubdes Asperges, sûr d’y rencontrer le baron Henri qu’il avaitaperçu le soir, à huit heures, entrant à l’Opéra.

Il gravit l’escalier, de marbre du club d’unpas leste et pénétra dans le salon de jeu, un sourire auxlèvres.

La partie était très animée.

Un homme tenait la banque du baccara à deuxtableaux.

C’était précisément le baron Henri.

M. de Montgeron s’approcha.

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