Le Dernier mot de Rocambole – Tome III

Chapitre 49

 

D’abord Maurevers ne vit que confusément cequi l’entourait.

La fumée des pipes planait au-dessus desbuveurs, et la clarté des chandelles disséminées sur les tablesétait impuissante à pénétrer ce brouillard.

Mais au bout de quelques minutes, Maurevers sefit à cette atmosphère et alors il se prit à regarder curieusementautour de lui.

Son déguisement lui avait permis de n’êtrepoint reconnu par Calcraff ; et de n’attirer l’attention depersonne.

Matelots, hommes des ports, voleurs de basétage, femmes perdues, riaient et buvaient.

Parmi les femmes, il y avait une Irlandaiseaux cheveux roux dont la beauté sombre et fatale paraissait être dugoût de la plupart des habitués.

Elle chantait, dans un patois de la verte Erinque M. de Maurevers ne put comprendre, une chanson quiexcitait les applaudissements unanimes.

Maurevers la regardait.

Il la regardait avec une sorte d’épouvante,tant il y avait de fatals effluves dans ses yeux, de charmesinistre dans toute sa personne.

Pourtant ce devait être une mendiante,peut-être une femme de mauvaise vie, à en juger par ses haillonssordides et le milieu dans lequel elle se trouvait.

Elle chantait toujours, ne s’interrompant quepour boire un grand verre de gin ; et, parfois, son œil sefixait sur Gaston de Maurevers toujours immobile, toujours seul àsa table et buvant machinalement, à petites gorgées, la pinte d’alequ’on lui avait apportée.

Il était venu là dans l’espérance d’avoir lemot de cette énigme que la lettre anonyme reçue à Paris luiprésentait comme le sphinx antique de la charade.

Pendant quelques minutes même, il avaitcherché sur tous ces visages froids ou passionnés, encore empreintsdu flegme britannique ou déjà surexcités par l’ivresse, un regard,un clignement d’yeux, un signe quelconque d’intelligence et deralliement.

Mais tout à coup, il avait été comme absorbépar l’Irlandaise.

Sa voix était harmonieuse et faisait rêver dessirènes fabuleuses ; sa chanson, d’un rythme bizarre, avaitquelque chose de provocant et de mélancolique tout à la fois quiproduisait une bizarre impression.

Enfin, dans ses grands yeux d’un bleu sombre,on sentait le regard fascinateur du basilic.

Était-ce M. de Maurevers qui allaitchercher ce regard ou ce regard qui venait chercherM. de Maurevers ?

Gaston n’aurait pu le dire.

Mais il fut pendant un moment tellementconvaincu de la fatalité de ce charme, qu’il voulut se lever ;qu’il eut peur et songea à quitter précipitamment la Taverne duroi George.

Il se leva même à demi et repoussa sonescabeau. Mais le charme fut plus fort que sa volonté.

Il se rassît.

L’irlandaise chantait toujours et lesapplaudissements arrivaient à la frénésie.

Toujours, en chantant, elle regardaitM. de Maurevers.

Et M. de Maurevers baissait parfoisla tête, comme si ce regard l’eût brûlé.

La fumée des pipes allait toujourss’épaississant, le brouillard devenait tout à fait opaque.

Maurevers, entraîné par l’exemple général,tira de sa poche son étui à cigares.

Betty, l’une des deux servantes de la taverne,lui apporta du feu dans un petit réchaud.

Tout occupé d’allumer son cigare, Maurevers nesurprit point un rapide coup d’œil échangé entre la servante etl’Irlandaise.

Cependant il lui sembla que le cigare qu’ilfumait était plus fort que ceux dont il usait habituellement.

Dès les premières gorgées de fumée,M. de Maurevers ne songea plus à s’en aller.

Tout à l’heure le regard de l’Irlandaisel’importunait.

Maintenant, il cherchait ce regard avec unesorte de volupté.

En même temps aussi une torpeur générales’emparait de lui.

Était-ce la fascination qui opérait ?Était-ce le cigare ou l’ale qui contenaient unnarcotique ?

Maurevers sentit bientôt ses paupièress’alourdir et ses oreilles s’emplir de bourdonnements confus.

Quelque effort qu’il fît pour les tenirouverts, ses yeux se fermèrent ; en même temps que la voix del’Irlandaise qui chantait toujours paraissait se perdre dans lelointain.

Et allongeant ses bras sur la table, vaincupar un sommeil irrésistible, Maurevers s’endormit.

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*

Mais ce sommeil dans lequel il se trouvaplongé presque subitement, n’était pas un sommeil ordinaire.

Les yeux fermés, dans l’impossibilité de fairele moindre mouvement et comme s’il fût tombé en catalepsie, lemarquis avait cependant conscience de son existence, et ilentendait ce qui se passait autour de lui.

Ainsi l’Irlandaise cessa de chanter.

Puis, Calcraff annonça à ses hôtes, de sa voixsonore et impérieuse, que minuit sonnait à toutes les horloges deLondres et qu’il était temps de se retirer.

Et les habitués sortirent un à un.

Et M. de Maurevers comprit qu’ilétait seul maintenant avec le land-lord et ses deux servantes.

Mais ses yeux refusaient de s’ouvrir et savolonté était impuissante à mettre son corps en mouvement.

Il demeurait immobile, allongé sur cette tabledevant laquelle il s’était assis tout à l’heure.

Il entendit Calcraff qui disait :

– Je vais le laisser dormir.

Betty répondit :

– Non, il vaut mieux le jeter dehors.

– Pardon, dit une troisième voix, je leréclame.

M. de Maurevers tressaillit.

Cette voix qu’il venait d’entendre c’étaitcelle de l’Irlandaise.

Il se sentit alors prendre à bras-le-corps,sans doute par le vigoureux Calcraff qui était une manière decolosse, et passait pour un boxeur émérite.

En même temps, il entendit cette même voixqu’il croyait reconnaître pour celle de l’Irlandaise, quidisait :

– Il y a cent guinées pour toi si tu mele portes jusqu’au bord de la Tamise où j’ai laissé moncarrosse.

Maurevers fit un dernier effort, aussisuperflu que les autres, pour s’arracher à ce bizarre sommeil.

Et n’y pouvant parvenir, il se dit :

– Évidemment, je crois être éveillé, maisje rêve.

L’Irlandaise est une mendiante qui n’a pas dixpence dans sa poche et encore moins un carrosse… Je dors… et jesuis le jouet d’un cauchemar.

Et pourtant il se sentit enlever sur lesépaules du robuste Calcraff et porter hors de la taverne, au grandair.

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