Le Dernier mot de Rocambole – Tome III

Chapitre 12

 

Le récit que l’Indien Mortar avait fait ausoldat noir était exact.

La nouvelle femme du rajah Osmany, l’enfant dequatorze ans qui répondait au nom de Daï-Kôma, se lamentait depuisson entrée au harem.

Daï-Kôma aimait un beau jeune homme de Bénarèsqui la devait épouser, et quelques mois auparavant encore, les deuxfamilles parfaitement d’accord avaient célébré les fiançailles.

Mais l’or est le levier du monde, en Orientcomme en Occident, dans l’Inde comme à Paris.

Un officier du rajah passant par Bénarès avaitété reçu par le père de Daï-Kôma, très honoré d’une semblablevisite.

L’officier avait vu la jeune fille et, à sonretour à Narvor, il en avait fait un tel récit au rajah quicommençait à trouver que toutes ses femmes, la belle Kôli-Nanaelle-même, étaient bien vieilles, que celui-ci lui avait commandéde retourner à Bénarès et de l’acheter à n’importe quel prix.

Les larmes, les supplications de Daï-Kômaavaient été inutiles.

Son père l’avait vendue pour dix lacs deroupies, et l’avait livrée au gens du rajah.

Ceux-ci, en l’emmenant à Narvor, s’étaientarrêtés dans la résidence de Tippo-Runo.

Le premier ministre avait vu Daï-Kôma et s’enétait épris.

Cet amour avait déterminé l’explosion detoutes les passions mauvaises qui germaient dans le cœur et lecerveau du major anglais.

Daï-Kôma avait donc été conduite au harem durajah Osmany.

Depuis qu’elle y était, elle pleurait nuit etjour et s’obstinait à se dérober aux transports du rajah.

Osmany sentait son amour se décupler de cetterésistance, mais il était patient comme tous les Orientaux et il sedisait :

– Il est impossible qu’elle nes’aperçoive point enfin que je suis digne de son amour.

Il y avait un mois que Daï-Kôma se lamentait,lorsqu’un nouvel eunuque fut admis au sérail.

C’était un nègre appelé Kougli.

Kougli fut attaché sur-le-champ au service deDaï-Kôma.

Kougli, le serviteur dévoué jusqu’au fanatismede Tippo-Runo, avait lentement préparé l’enlèvement de DaïKôma.

Il s’était abouché avec plusieurs soldats dela garde personnelle du rajah, et, sous divers prétextes, il avaitsondé leur fidélité.

Mais jusqu’à l’heure où nous l’avons vu sortirdu harem et se diriger vers le schoultry, à la porte duqueldevisaient l’Indien Mortar et le nègre Hussein, il n’avait encoretrouvé que le premier qui consentit à le servir.

Le premier avait embauché le second.

Mortar, en voyant Kougli s’approcher, clignade l’œil.

– Tu as à me parler ? fit le nègreen l’abordant.

– Oui, dit Mortar.

L’eunuque examina celui avec qui Mortars’entretenait tout à l’heure.

– Quel est cet homme ? dit-il.

– Un homme qui veut aller dans le paradisde Vichnou, répondit Mortar.

– Est-ce vrai ? fit Kougli enregardant le nègre Hussein.

– C’est vrai, dit le nègre.

Et son œil brilla d’une sensualitébestiale.

Il était évident que cet homme était sincère,et que ce qu’il avait promis de faire, il le ferait.

L’eunuque et les deux soldats restèrent dansle schoultry et burent ensemble du thé et du rhum, en prenant leursdispositions pour la nuit suivante.

Puis l’eunuque rentra dans le harem etattendit la nuit.

Comme à l’ordinaire, le rajah Osmany,dédaignant ses autres femmes, était venu faire sa cour à la belleDaï-Kôma.

Comme toujours Daï-Kôma l’avait repoussé.

Et elle se lamentait de plus belle, lorsquel’eunuque, après le départ du rajah, se présenta devant elle.

– Perle d’Orient, lui dit-il, pourquoipleures-tu ?

– Parce que mon père a fait d’une femmelibre une esclave, répondit-elle.

– C’est vrai, dit l’eunuque, mais ondélivre les esclaves.

Elle secoua la tête :

– Hélas ! dit-elle, je suis le biendu rajah et tôt ou tard il faudra bien que je me décide à luiobéir.

– Tu trahirais donc tesserments ?

Et l’eunuque la regarda fixement.

Daï-Kôma tressaillit :

– Tu sais donc, dit-elle, que j’ai faitdes serments ?

– Oui, à Rhamsès.

Rhamsès était le nom du beau fiancé laissé àBénarès.

– Tu connais Rhamsès ?

Et un rayon de joie brilla au travers deslarmes de Daï-Kôma, comme le soleil à travers la pluie.

– C’est lui qui m’envoie.

Elle étouffa un cri.

Kougli continua :

– Regarde-moi. Il y a huit jours, j’étaisencore un homme ; mais, pour parvenir, jusqu’à toi, j’aiconsenti à me sacrifier. Je suis le serviteur de Rhamsès.

– Et il t’envoie vers moi ?

– C’est-à-dire, répondit Kougli, que situ veux me suivre, tu seras libre dans quelques heures.

– Libre !

– Et sur la route de Bénarès, où Rhamsèst’attend.

Daï-Kôma joignit les mains.

– Oh ! dit-elle, ne te railles-tupas de ma misère, et n’es-tu pas un serviteur du rajah qui veutm’exposer à une tentation ?

– Je te dis, répéta l’eunuque, que jesuis un serviteur dévoué de Rhamsès.

Daï-Kôma fut obligée de se rendre àl’évidence, car, à l’heure où tout le harem sommeillait, l’eunuqueentra dans sa chambre et lui dit :

– Le moment est venu : suis-moi.

Et il lui jeta sur la tête un voile qui lacouvrait tout entière.

Puis il la conduisit dans une salle où,pendant le jour, se tenaient les femmes de service et les suivantesfavorites du rajah.

Il prit un pinceau trempé dans un vase remplid’une substance liquide noirâtre, et avec ce pinceau il fitdisparaître le blanc visage de Daï-Kôma sous une couche de noird’ébène.

Or, comme la plupart des femmes employées dansle harem étaient des négresses, l’heiduque, c’est-à-dire le chefdes eunuques qui veillaient à la porte, voyant Daï-Kôma que Kouglitenait par la main, la prit pour une de ces servantes, et luiouvrit la porte.

Tous deux sortirent.

Le nègre Hussein se promenait sur la place, età un coup de sifflet de Kougli, il s’approcha.

Kougli lui dit :

– Voilà ta femme !

Et il plaça dans la main du nègre la main deDaï-Kôma, qui avait été noircie comme sa figure.

– Tu ne viens donc pas avec moi ?demanda-t-elle avec un accent d’effroi.

– Non, répondit Kougli, mais tu peuxsuivre cet homme, il est comme moi un serviteur dévoué deRhamsès.

Daï-Kôma le crut, et elle se confia au nègreHussein.

Celui-ci la prit par le bras et tandis queKougli rentrait dans le harem. il la conduisit vers la portede la forteresse.

Les choses se passèrent comme l’avait prévuMortar.

Dans le poste de soldats il y avait un chefqui regarda le nègre et lui dit :

– Qui es-tu ?

– Un soldat du rajah, réponditHussein.

– Quelle est cette femme ?

– La mienne.

– C’est vrai, dit Mortar qui était ensentinelle, je les connais tous les deux.

– Où vas-tu à cette heure ? demandaencore le chef.

– Nous allons à une fête de mariage auxflambeaux dans la ville, répondit le nègre.

L’officier fit un signe, Mortar ouvrit laporte, et le nègre et sa compagne en franchirent le seuil.

Daï-Kôma était libre.

Le palanquin et l’escorte envoyés, non parRhamsès, mais par le traître Tippo-Runo, attendaient au schoultryindiqué ; et bien avant le jour, Daï-Kôma, qui croyait allerrejoindre son fiancé, était loin de la ville sainte de Narvor, lacapitale du rajah Osmany.

**

*

Ce ne fut que le lendemain, longtemps après lelever du soleil, que l’on s’aperçut au harem de la disparition deDaï-Kôma.

Prévenu en toute hâte, le rajah s’y rendit enpoussant de grandis cris, et voulut faire périr l’heiduque dans lessupplices.

Mais alors Kougli, qui n’avait consenti à unépouvantable sacrifice que par soif du paradis de Vichnou, – Kouglidit au rajah :

– N’accusez personne que moi.

– Qu’est devenue Daï-Kôma, luidemanda-t-on ?

Le nègre eut un sourire d’orgueil.

– À cette heure, dit-il, elle est hors deta puissance, et dans les bras de Tippo-Runo.

À ce nom. le rajah jeta un cri.

Alors, avec une joie inouïe, le nègre luiraconta la trahison de son premier ministre, et, oubliant un momentson amour pour Daï-Kôma, pour ne songer qu’à l’ingratitude de celuiqu’il avait comblé de bienfaits, le rajah versa des larmes derage.

Kougli ne voulut pas jouir seul des joieseffrénées du paradis de Vichnou.

Il dénonça ses deux complices, Mortar l’Indienet le nègre Hussein.

Tous les trois avaient péri dans des supplicesle matin même du jour où Moussami et moi nous arrivâmes àNarvor.

Mais Daï-Kôma était maintenant au pouvoir deTippo-Runo, et nous trouvâmes le rajah faisant d’horribles sermentsde vengeance.

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