Le Dernier mot de Rocambole – Tome III

Chapitre 11

 

L’homme à la barbe blanche vint s’asseoir surle divan à côté de Roumia et lui dit :

– Nous pouvons causer ; il nes’éveillera pas avant un certain temps.

– Je le sais, dit-elle en souriant. Maisn’entendra-t-il pas comme à Londres ?

– Non, car le narcotique absorbé n’estpas le même.

– Papa, dit Roumia en levant sur levieillard un regard d’ironie affectueuse, il fait plaisir à êtresous vos ordres.

– Vraiment, petite ?

– Vous n’êtes pas un homme, vous êtes undémon.

– Je me venge, dit le vieillard.

Roumia le regarda fixement.

– Ce qui ne m’empêche pas, dit-elle, deme méfier de vous à mes heures.

– Pourquoi cela ?

– Si vous m’écoutez, vous le saurez…

– Parle.

– Vous aimiez votre femme…

Un nuage passa sur le front du vieillard.

– Oh ! dit-il, si jel’aimais !

– Votre femme a fait une faute, et decette faute est né Perdito.

– Bon !

– Il me semble donc que c’est Perdito etnon le marquis de Maurevers, que vous devriez haïr.

– En apparence, oui ; en réalité,non.

– Expliquez-moi donc ça, papa, dit labohémienne avec un accent de déférence moqueuse.

– C’est bien simple. J’ai tué Maurevers,qui était à la fois le père de Perdito et celui du marquis ;mais ce n’est pas seulement à l’homme que j’en veux, c’est à larace tout entière, c’est à ce nom maudit de Maurevers, qui a portéle déshonneur chez moi, que s’adresse ma haine et ma vengeance.

Et le duc de Fenestrange, car c’était bienlui, le duc parlait avec un accent sauvage et rauque, et ses yeuxétaient pleins de sombres étincelles.

Roumia reprit :

– Bon ! je comprends… mais est-ceune raison pour ne point haïr Perdito ?

Et elle attachait sur le duc un regard clairet froid.

On eût dit une lame d’épée qui aurait uneâme.

Le duc soutint ce regard.

– Peut-être, dit-t-il es-tudiscrète ?

– Belle question ?

– Alors je vais te faire uneconfidence.

– Voyons ?

– D’abord je haïssais Perdito presqueautant que Maurevers, et si je n’ai pas étouffé dans mes bras, dèsle premier jour, l’enfant de l’adultère, c’est que je rêvais unevengeance plus atroce. En le confiant à José Minos je medisais : ou il aura des instincts honnêtes et alors ilsouffrira mille morts ; ou, entraîné par l’exemple, ildeviendra bandit comme son maître et l’échafaud sera sa récompense.José Minos me tenait au courant des progrès de son élève. Un jour,j’appris cette rencontre fortuite de la marquise de Maurevers et deson fils avec les bandits, et la haine instinctive que Perditoavait éprouvée pour l’homme qu’il reconnaissait être son frère.

Alors une autre combinaison se fit dans monesprit et je songeai à mettre ces deux hommes en présence et à lesfaire s’entr’égorger.

C’est bien, n’est-ce pas ?

– Admirable, dit Roumia.

– Mais tu as gâté tout cela,petite !

– Moi ?

– Hé ! sans doute, fit le duc avecbonhomie. Perdito et toi vous êtes deux natures si franchementperverses, vous vous complétez si bien l’un par l’autre que vousséparer serait dommage : j’ai renoncé à haïr Perdito.

– Vrai ?

– Sans doute. Et j’ai reporté toute mahaine sur Maurevers. Alors, tu comprends, ce n’est pas une mortvulgaire qu’il me faut, c’est une mort lente, terrible,épouvantable, c’est une agonie palpitante de douleurs sans nom, unemort qui ne finit pas, et que tu t’entendras si bien à donner, moncher démon…

– Papa, dit Roumia en riant, vous êtes leplus adorable scélérat que j’aie jamais vu.

Le duc eut un sourire paternel.

Puis il passa sa main ridée sur les jouesfraîches de la bohémienne.

– Et toi, le plus charmant diablotin quej’aie jamais rêvé, dit-il. Si j’étais jeune, je t’aimerais.

– En vérité !

– À en perdre la raison.

– C’est l’affaire de Maurevers et non lavôtre, dit-elle.

Le duc se versa à boire et avala d’un trait lecontenu du verre qu’il venait d’emplir.

– Recommençons-nous ce soir ?demanda Roumia.

– Certainement, mais pas avant que nousne soyons en pleine mer.

– C’est vrai, fit la bohémienne noussommes toujours en panne.

– Oui, mais j’ai donné l’ordre au secondde lever l’ancre à minuit.

Et le duc tira sa montre :

– Minuit moins un quart,dit-il.

– Quand s’éveilleraMaurevers ?

– Vers deux heures du matin.

– C’est bien.

On frappa deux coups discrets à la porte de lacabine.

– C’est Perdito, dit Roumia.

– Eh bien ! qu’il entre, répondit leduc.

La porte s’ouvrit et le prétendu mortentra.

L’ex-bandit ressemblait plus que jamais àMaurevers ; son teint, basané jadis, était devenu blanc, sousl’action du brouillard anglais.

C’était même taille, même visage, mêmeexpression dans le regard.

– J’ai faim. dit-il.

Et il jeta un coup d’œil plein de haine surMaurevers endormi.

– Eh bien ! soupe, lui ditRoumia.

Il la regarda d’un air sombre :

– Toi, dit-il, je te hais,aujourd’hui.

– Pourquoi, mon bien-aimé ?

Et la tigresse devint toute tremblante.

– Parce que les lèvres de cet homme t’ontflétrie.

– Imbécile ! dit Roumia. N’est-cepas toi que j’aime, dis ?

Perdito s’assit et se versa à boire.

Puis il prit sur la table un couteau àdécouper, et, regardant tour à tour le duc, Roumia et Maureversendormi :

– J’ai une tentation terrible,dit-il.

– Laquelle ? demanda froidement levieillard.

– C’est de vous tuer tous les trois.

Roumia tressaillit ; mais le duc demeuraimpassible.

– Maurevers mourant dans son sommeil,dit-il, c’est une pauvre vengeance.

– Soit, mais c’est l’apaisement de mahaine.

– Et quand tu auras tué Roumia, que tuaimes, tu seras au désespoir.

– C’est possible.

– Enfin, si tu me tues, tu n’auras pointmon héritage.

Cette dernière raison parut convaincre lebandit.

– Vous avez raison, dit-il.

Et il jeta le couteau.

En ce moment la vaisselle remua sur la table,et les trois convives éprouvèrent une légère oscillation.

C’était le brick qui levait l’ancre et sedirigeait vers la haute mer.

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