Le Dernier mot de Rocambole – Tome III

Chapitre 4

 

– Où allez-vous donc, sir Edwards ?demanda alors le jeune officier de cipayes.

– Je vais me mêler au cortège deKôli-Nana.

– Ah ! c’est juste.

– Et pour cela, dit sir Edwards, je vaisquitter meshabits anglais pour revêtir les brayes flottantes, lapetite veste et le turban des Hindous.

– Fort bien, dit le capitaine Harris,mais où nous verrons-nous demain ?

– Tout à l’heure encore, jel’ignorais ; mais il me vient une inspiration, dit lemajor.

– Voyons ?

– Le cortège funèbre, après avoir fait letour de cette partie de Calcutta que nous appelons la ville noire,ne manquera pas de terminer sa procession solennelle par la pagodequi se trouve dans la ville blanche, c’est-à-dire le quartiereuropéen.

Cette pagode, qui existe depuis plusieurssiècles, est très vénérée des Hindous ; ils y font depréférence leurs dévotions, à la veille de quelque acte importantou solennel.

Je suis persuadé, ajouta le major, que c’estpar là que la pauvre veuve finira ses stations.

– Alors vous nous y donnezrendez-vous ?

– L’un de vous se tiendra aux abords dela pagode à partir de demain et attendra l’arrivée du cortège.

– J’irai, moi, dit sir Jack.

– Fort bien, reprit le major. Je ne saispas si vous me reconnaîtrez, car j’aurai pris mon air tout à faitindien.

Mais après que le cortège sera sorti de lapagode, entrez-y.

– Après ?

– Il y a dans un coin une statuecolossale du dieu Sivah.

Vous trouverez au pied de cette statue uneboulette de maïs que vous recueillerez.

Dans cette boulette sera enfermé un morceau depapier, et sur ce morceau de papier quelques lignes, au crayon.

En prononçant ces derniers mots, sir EdwardsLinton serra la main de ses futurs compagnons d’armes et lesquitta.

Un esclave tenait son cheval en main à laporte du pavillon.

Sir Edwards sauta en selle, mit le cheval augalop, et, quelques minutes après, il entrait dans Calcutta. Sonképi, recouvert d’une large bandelette de toile, couvrait aux troisquarts son visage, selon la mode adoptée par les Européens sous leciel brûlant des Indes.

Il traversa donc la ville noire sans attirerautrement l’attention de la population indigène qui grouille dansce quartier ; puis il atteignit la ville blanche et s’arrêtadevant une maison de belle apparence entourée d’un jardin.

À peine avait-il fait entendre sa voix que lagrille s’ouvrit à deux battants.

Deux serviteurs noirs accoururent avec lesmarques du plus profond respect.

Le major était chez lui.

Dans l’Inde, les officiers jouissent d’unepaye très élevée, et les appointements d’un major sont de près decent mille francs.

De plus, le major passait pour riche.

Cette fortune, qui venait accroître sesémoluments et lui permettait de vivre à Calcutta dans une véritableopulence, était elle patrimoniale, ou bien avait elle une originemystérieuse ?

Les uns disaient oui, les autres non.

Le major ne jouissait pas dans l’arméeanglaise d’une réputation bien nette.

On prétendait qu’il avait livré traîtreusementà la Compagnie les secrets d’un prince indien qui était son ami etavait eu foi en lui, et que cette première trahison n’était pasétrangère à son opulence.

Mais, sous ce ciel ardent, les passions desEuropéens font place à une parfaite indolence et chacun cherche àvivre le plus paisiblement du monde, sans trop s’inquiéter de sonvoisin.

Donc le major avait ses ennemis, mais il avaitaussi ses amis, lesquels puisaient dans sa bourse, comme sir Jack,par exemple, qui était un cadet sans patrimoine ; et ceux-làparlaient de lui avec admiration et respect.

Le major traversa donc en descendant decheval, un vestibule de marbre dans lequel une fontaine, placéedans le milieu, entretenait une agréable fraîcheur ; puisaprès le vestibule, deux ou trois salons luxueux, meublés àl’européenne, et il pénétra enfin dans une dernière pièce, où ils’enferma.

C’était la salle de bain.

Il se lava de la poussière du voyage, fit sesablutions comme un véritable disciple de Mahomet et appela sonvalet de chambre Ali.

Ce dernier était un Hindou mahométan qui luiétait dévoué corps et âme depuis le jour où le major l’avaitarraché à une mort certaine, dans un de ces voyages mystérieuxqu’il entreprenait quelquefois dans l’intérieur du pays.

Ali, condamné à mort, allait être pendu, quandle major l’avait sauvé.

Ali parut.

– Rien de nouveau ? demanda lemajor.

– Rien, maître.

– As-tu vu passer la veuve du rajah et sasuite ?

– Oui, répondit Ali.

– Quand ?

– Ce matin.

– Sais-tu où ils sontmaintenant ?

– Je crois, répondit l’Hindou, qu’ils ontfait la sieste dans le schoultry du Serpent-Bleu, et ilspourraient bien y être encore ; car les danses des almées ontcommencé.

Le major, tout en causant avec son fidèleserviteur, avait opéré sa métamorphose.

Ce n’était plus un officier anglais ; cen’était même pas un cipaye.

C’était un honnête habitant de l’Afghanistan,faisant le commerce des perles, des saphirs et de l’opium.

Il était chaussé de babouches, portait unebraye blanche rayée de bleu, une veste à paillettes d’or sur uneétoffe bleu-sombre, un turban blanc sur sa tête à demi rasée, et, àsa ceinture, un orick inoffensif, – car à le voir ainsi accoutré,avec son air calme et débonnaire, on eut juré que jamais cet hommen’avait eu de querelle avec ses semblables, – pas même une querelled’amour.

Le major ouvrit au fond de la salle de bainune petite porte qui donnait sur une cour intérieure.

Il sortit par cette porte, traversa cettecour, et aucun autre serviteur ne le vit quitter la somptueusedemeure.

Une heure après, il entrait dans le schoultrydu Serpent-Bleu, et, comme l’avait dit Ali, il y trouvaitencore la veuve du rajah et sa suite.

Les danses de bayadères avaient commencé, eneffet.

Sous un vaste hangar de bambous, accroupie àl’orientale, sur une natte de pur cachemire, la pauvre veuvepromenait autour d’elle un regard déjà brillant d’épouvante et defolie.

Ses parents l’entouraient, faisant entendredes chants bizarres.

Quatre bayadères dansaient, en proie à unevertigineuse exaltation.

Le major pénétra sous le hangar et s’approchade la victime.

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