L’Héroïne du Colorado

CHAPITRE III – L’aiguille

Tout ce qu’avait expliqué le télégraphisteTolny à miss Helen était malheureusement exact. Par économie dansla région des mines, la Central Trust faisait surtout usage dumatériel d’occasion, de wagons achetés à d’autres compagnies etayant déjà fait un long service.

Cette méthode avait l’avantage d’être peudispendieuse. On en était quitte pour ne marcher qu’à une vitessemodérée, et pour ne jamais surcharger les wagons.

Mais, dans la pratique, ces sagesprescriptions étaient rarement suivies. Sur l’ordre même desingénieurs, quand on était pressé, on forçait la vapeur, et quandun stock de minerai était attendu à l’usine, on n’hésitait pas àmettre double charge.

Il en résultait des accidents assez fréquents.Celui dont George Storm était victime en offrait un exemple.

On sait combien le jeune mécanicien étaithabile dans sa partie. Après avoir vu successivement la soupape desûreté de la locomotive, puis les freins, cesser de fonctionner, ils’était mis courageusement au travail et avec l’aide du chauffeuret des employés du train, il avait réussi à remettre en état lasoupape de sûreté, télégraphiant au fur et à mesure àl’administration centrale tout ce qu’il faisait.

Une réparation effectuée dans de pareillesconditions ne pouvait être solide. Au bout d’un quart d’heure lasoupape cessa, de nouveau, de fonctionner. Toutes les tentativesfaites pour la remettre en état, furent inutiles.

– Maintenant, s’écria George, avecdécouragement, tout ce que nous tenterons ne servira de rien.

– Pourvu, murmura Joë, le chauffeur,qu’ils aient arrêté le train 18…

– Ils ne nous ont pas réponduaffirmativement, fit observer un des employés.

– Nous courons à une mort certaine, à unvéritable suicide, déclara Joë avec énergie. Sans frein et sanssoupape, nous allons dévaler le long de la pente avec une vitessecroissante et nous irons nous aplatir contre le train 18.

– Oui, approuvèrent les autres employés,c’est courir à un véritable suicide. Allons-nous-en ! Il fautsauter du train pendant que nous pouvons encore le faire.

– Désertez votre poste si vous voulez,moi je reste, dit froidement George Storm. D’ailleurs, je vaisfermer le régulateur.

– Cela n’empêchera pas le train dedégringoler la pente, grommela Joë. Allons-nous-en ! Lapremière chose est de sauver notre peau. Moi, je donnel’exemple !

En même temps qu’il finissait sa phrase lechauffeur avait adroitement sauté du tender sur le ballast. Lesautres l’imitèrent.

George resta seul.

Il avait eu beau fermer le régulateur, letrain continuait à descendre la pente avec une vertigineusevitesse.

À quelques milles de là, près du Rio Colorado,sur l’unique voie, il devait fatalement entrer en collision avec letrain 18, le train spécial où se trouvaient, le général Holmes,Rhinelander, un de ses associés, et Fritz Dixler, le principaladministrateur de la Compagnie du Colorado, la puissante rivale dela Central Trust.

Assis à l’arrière du pullman-car, accoudés àla balustrade de la plateforme, les trois financiers étaient loinde soupçonner l’épouvantable et imminent péril qui les attendait.Pendant que se déroulaient à leurs yeux les changeantesperspectives d’un admirable paysage, ils causaient tranquillementde leurs affaires, énumérant tour à tour, dans une sorte de défi,les succès remportés par chacune des compagnies rivales dans cettegigantesque lutte pour la conquête du rail.

Et le train spécial les emportait vers lacatastrophe certaine, à une vitesse de quatre-vingt-dix milles àl’heure.

Cependant miss Helen, sur son cheval Arabian,dévorait la route avec une rapidité qui tenait du prodige.

Arabian semblait avoir des ailes aux talons.Stimulé par sa maîtresse, il franchissait vallées, ruisseaux etcollines, comme un vivant météore.

– Nous approchons, songeait la jeunefille, le cœur serré d’angoisse la gorge sèche. Peut-êtrearriverai-je à temps pour les sauver tous.

Ils se trouvaient maintenant en vue dugigantesque pont mobile, tout en acier, jeté sur le fleuve, qui,lorsqu’il est levé, livre passage aux navires du plus grostonnage.

Helen s’était engagée sur le pont, dont lespoutrelles métalliques résonnaient bruyamment sous les sabots dupur-sang. De l’extrémité où se trouvait la jeune fille, le pontapparaissait comme un interminable corridor de fer dont l’autrebout semblait se perdre dans l’éloignement.

Tout à son idée fixe, miss Helen s’étaitengagée sans réfléchir, sans regarder sur la géante passerelle,mais elle avait à peine franchi une vingtaine de mètres, qu’unformidable craquement se fit entendre.

Le tablier mobile se levait pour livrerpassage à un torpilleur.

Helen n’eut que le temps de retenir Arabian,cabré d’épouvante. En face d’elle, c’était le vide, à vingt mètresde profondeur, à ses pieds les eaux mugissantes du fleuve, surlequel le torpilleur s’avançait majestueusement.

Ce pont qui comme par un fait exprès, selevait au moment où elle allait passer, c’était cinq minutes, dixminutes peut-être de perdues. Ces dix minutes, cela représentait lavie de son père, la vie de George Storm, celle de tous lesvoyageurs du train.

La jeune fille eut un moment de vertige.

– Il faudra bien que j’arrive,s’écria-t-elle, avec une sorte de rage ! Et sans se rendrecompte de la témérité insensée de son action, elle lança son chevaldans le gouffre béant, ouvert sous ses pieds.

Le cheval et l’amazone avaient disparu dansles eaux torrentueuses et jaunes du grand fleuve.

Bientôt ils reparurent.

Helen nageuse émérite était remontée à lasurface et se maintenait à côté d’Arabian qu’elle soutenait de sapoigne d’acier et qu’elle encourageait de la voix.

Tous deux faillirent d’abord être entraînéspar le courant très violent en cet endroit, mais après quelquesminutes d’une lutte désespérée, Helen, remontée en selle,réussissait à gagner des eaux plus tranquilles. Puis elle serapprocha du rivage.

Finalement, trempée jusqu’aux os, couverte deboue, elle réussit à prendre pied au milieu des roseaux quigarnissent les bords du fleuve.

Sans perdre une seconde, elle continua saroute, franchissant les fourrés et les buissons, sans même sesoucier du pauvre Arabian qui frissonnait de tous ses membres, defroid, sans doute, mais peut-être aussi de la peur qu’il avaiteue.

Déjà Helen apercevait l’aiguille installée aupied du signal d’alarme, à l’intersection des deux voies.

– J’arrive à temps ! s’écria-t-elle,avec un immense soupir de soulagement.

Elle était descendue de cheval et s’étaitprécipitée vers l’aiguille. Mais, tout à coup, elle poussa un cride désespoir.

Comme il arrive souvent dans l’ouest del’Amérique, où les bandits sont nombreux, l’aiguille étaitimmobilisée par un énorme cadenas.

Miss Helen n’avait pas songé à cela. Ainsi,les efforts surhumains qu’elle avait tentés seraient inutiles. Ellen’aurait risqué sa vie que pour arriver à temps, pour être letémoin impuissant et désespéré de la catastrophe où allaient périrceux qu’elle aimait.

Nerveusement, de ses frêles menottes, elleessaya d’ébranler l’énorme verrou. Elle ne le déplaça pas d’uneligne. Ses ongles saignaient vainement sur le métal rouillé.

Elle regarda autour d’elle avec égarement etresta quelques secondes toute chancelante : elle était à boutd’énergie.

Cet instant de dépression ne dura d’ailleursque l’espace d’un éclair.

Brusquement Helen se releva, les yeuxbrillants de fièvre. Elle venait d’apercevoir presque à ses pieds,une grosse pierre. Peut-être qu’avec cette masse pesante, ellearriverait à forcer le cadenas.

Elle se mit à l’œuvre avec une énergie queredoublait l’imminence du danger. Il lui semblait déjà entendrebourdonner à ses oreilles, le grondement des deux trains arrivanten sens inverse.

Et elle frappait à coups redoublés : illui semblait qu’elle était douée d’une surhumaine vigueur.

Enfin, le cadenas, déjà entamé sans doute parla rouille, se brisa avec un craquement sec, au moment même – cettefois, ce n’était pas une illusion – où Helen entendait arrivercomme un tonnerre, le grondement tout proche d’un train lancé àtoute vapeur.

Elle s’était ruée sur l’aiguille, manœuvrantles pesants leviers de fer, comme si c’eût été deux brins depaille.

Les disques tournèrent en même temps que lesrails se déplaçaient.

L’aiguille était faite.

Une minute plus tard le train spécial arrivaiten trombe et s’engageait sur la voie libre.

– Sauvés ! murmura la jeune fillequi se sentait prête à défaillir, après tant de poignantesémotions, ils sont sauvés.

Elle n’avait pas eu le temps de reprendre sonsang-froid, lorsque le train 145 arriva à son tour et s’engagea surune voie de garage.

C’est alors que se produisit un accident queHelen ne pouvait prévoir.

La locomotive sur laquelle se trouvait GeorgeStorm alla s’écraser sur une rame de wagons abandonnés sur cettevoie latérale qui ne servait qu’à de rares occasions.

Helen s’était élancée avec un cri déchirant.Toute sa joie serait gâtée s’il fallait qu’elle apprît la mort dubrave Storm.

Elle franchit rapidement la faible distancequi la séparait du théâtre de l’accident – un accident de secondordre, heureusement – et là, elle eut la joie de trouver son ami lemécanicien, sans une égratignure, très calme, au milieu des débrisdes wagons éventrés.

– J’ai sauté à temps, dit-ilsimplement.

Helen, trop émue pour prononcer de banalesparoles, serra énergiquement la main de George et échangea avec luiun de ces regards où elle savait mettre toute son âme.

Déjà arrivaient – car le train 18 avait stoppépresque aussitôt – le général Holmes, Dixler, Amos Rhinelander, ettout le personnel de la station voisine. Helen fut chaudementfélicitée et George lui-même eut sa part d’éloges.

Seul le général Holmes trouvait que Georgefinissait par prendre dans les préoccupations de sa fille, une tropgrande place. Il fit remarquer à Helen que si courageux et si bonmécanicien qu’il fût, George n’était pas un homme de son monde.

La jeune fille ne répondit à cette observationque par un imperceptible haussement d’épaules, et elle reprit placeavec son père et les invités, dans le confortable pullman-car, oùelle trouva tout ce qui lui était nécessaire pour changer decostume.

En cours de route, Dixler fut présenté à missHelen et se montra très empressé auprès d’elle. Mais tout en semontrant très polie envers l’hôte du général, elle garda enverscelui-ci une réserve pleine de froideur qui n’était guère faitepour l’engager à continuer ses tentatives de flirt.

Une heure plus tard, tous prenaient place àune table brillamment servie dans la salle de Cedar Grove.

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