La Fille du Juif-Errant

Chapitre 44PROPHÉTIES EXTRAORDINAIRES

Le petit docteur Lunat n’était plus fou aucontraire, et il avait beaucoup grossi, voici pourquoi : ayantcessé de se prendre pour le Juif errant, il avait renoncécomplètement à la marche, pour se venger d’une promenade dedix-huit siècles. Il était rond comme une petite boule et serangeait franchement au nombre des bienfaiteurs de son siècle.L’affaire du crocodile était désormais européenne. Il venait desmages de Londres et de Moscou pour adorer le docteur Lunat.L’Académie des sciences s’était illustrée en l’admettant dans sonsein.

Outre la guérison du crocodile, le docteurLunat avait à son crédit scientifique des choses bien aimables. Ilétait l’inventeur du système tragique et des douchesalexandrines.

Le système tragique, on l’a bien vu depuis,guérit les fous par l’ingestion patiente et raisonnée d’unetragédie complète de Voltaire, servie par un second prix duConservatoire, qui ne quitte le patient ni jour ni nuit, jusqu’à lamort.

Les douches alexandrines, moins connues, ontpourtant rendu de bons services. Le patient est muré dans unecellule tapissée de distiques célèbres. Il est placé de manièrequ’un conduit acoustique puisse lui verser dans l’oreille deschants variés de la Henriade.

L’ensemble des deux systèmes constitue lagrande école exaspératoire. Quand rien n’y fait, on plonge les gensdans une séance de la Chambre à Versailles.

Loin de nous la pensée de citer lesinnombrables guérisons obtenues à l’aide de ces ingénieusesmécaniques. Le docteur Lunat n’est pas un charlatan, pour imiterces guérisseurs qui font insérer dans les journaux lareconnaissance des vieilles demoiselles et les remercîments deshospodars.

– Mesdames, dit-il en saluant à la ronde,je fonde un hôpital pour les sages, au capital de trois millionsseulement, pour commencer. La spéculation est basée sur ce calcul,que tous les fous y viendront, afin de donner le change.Compliments aux fiancés : Galapian appartient au genrerequin ; il ira loin…

– Comment ! comment ! voulutprotester le fiancé.

– Mon Stanislas un requin ! ditLéocadie indignée.

– C’est une analogie sérielle, répliquale gros petit docteur. La science ne peut jamais offenser. Legénéral Lamadou appartient au genre bœuf.

– Par la morbleu ! fit Lamadou.Traitez-vous ainsi la gendarmerie ?

– Ne vous emportez pas !Mme Lancelot rentre dans l’espèce pie-grièche…

– Ah çà ! monsieur Lunat !…

– Je suis bien perroquet, moi !interrompit fièrement le docteur. Vous savez que l’abbé Romorantina enfin résolu le grand problème… l’abbé Romorantin, qui étaitautrefois avec vous chez les Savray, cher monsieur Galapian.Celui-là pourrait témoigner, si quelqu’un vous accusait jamais den’être pas un galant homme ; il ne parle jamais de vous queles larmes aux yeux.

– Ce bon Romorantin ! murmuraGalapian.

– Je lui donne deux cents francs par moispour me servir de plume, de mémoire, de besicles et de génie,reprit le docteur. C’est cher. Figurez-vous qu’il emploie sonargent à payer le logis et la cuisine de ses anciens maîtres :la comtesse Louise et le vicomte Paul.

– Il a peut-être quelque chose à expier,insinua Galapian.

– Peut-être. Tandis que vous ne vousrepentez de rien, vous ! Le grand problème, c’est latransition : ce que les anciens appelaient la métempsycose.C’est extrêmement simple. Il y a le roulement. On est ceci, puiscela. Je me suis cru Juif errant : je l’étais. Maislequel ? car vous n’ignorez pas qu’il y a trois Juifs errantsprincipaux, sans compter Judas, et la femme d’Hérode. Eh bien,j’étais Cataphilus, portier de Ponce Pilate. L’abbé Romorantin atrès-bien fréquenté Isaac Laquedem ou Ahasverus chez les Savray, etil paraît que ce fut lui, j’entends ce Laquedem qui sauva l’enfant,la nuit de l’incendie. Quant au troisième Juif errant Ozer, lesoldat, un pur coquin, l’abbé le cherche de ma part pourl’empailler, et c’est pour cela qu’il a deux cents francs parmois.

– Il n’a jamais été plus fou quecela ! dit le général Lamadou.

– Aussi, répliquaMme Lancelot, on parle de lui pour présider lescinq Académies.

– N’interrompez pas, cria le docteur, ouje vous fais mettre à la porte ! Devinez qui m’a remplacé,dans ce rôle de Cataphilus ? L’abbé l’a trouvé. Il en saitlong sur M. Galapian ! Celui qui m’a remplacé c’estl’homme à la longue barbe du Palais-Royal…

– Le Superbe ! s’écrièrent lesuns.

– Chodruc-Duclos ! dirent lesautres.

– L’avez-vous vu quelquefois assis ?Jamais. Et, ajouta triomphalement le gros petit docteur, il n’a pasde cordonnier, donc il raccommode ses souliers lui-même, à moinsque ses semelles soient fées. Ça se rencontre. Quand j’étais fou,j’ai eu une paire de bottes qui m’appelaient polichinelle. On netient pas assez compte de ces détails. M. le prince dePolignac a été à tu et à toi avec Chodruc-Duclos, vous savez ?Eh bien ! Chodruc-Duclos est descendu dans la chambre àcoucher du prince par le tuyau de la cheminée, mardi dernier, etlui a dit : « Va bien, tron de l’aër, monbon ? » Le prince a appelé, personne n’est venu. Chodruc,ou plutôt Cataphilus, a ajouté : « Té !vé ! à fin de mois, tu seras en fourrière, monvioux ! Eh donc ! »

– Qu’est-ce que tout ça veut dire ?demanda Mme Lancelot.

– Ça veut dire que la France, ma patrie aune révolution qui lui pend au bout du nez !

– Par exemple ! s’écrièrent lespersonnes à émoluments.

– Moi, j’y crois, dit le docteur. Chodruca une fissure au cerveau. C’est fait pour inspirer la confiance.Vive le roi de cœur et la liberté d’Yvetot ! voulez-vous queje vous chante Fleuve du Tage ?

Craignant, pour le coup, une conflagrationpolitique le général Lamadou le chargea de chaînes et l’emmena auviolon.

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