La Fille du Juif-Errant

Chapitre 5L’INCENDIE

Au feu ! au feu !

Ce fut Maurice qui le premier répéta le crid’alarme.

En trois bonds il fut dans la cour, suivi deprès par Gaston, il faut le dire. Derrière Gaston tout le balvenait : Fernand, le bel Anatole, Gérard, le vicomted’Azincourt, Claire, Aimée, Honorine : tous ettoutes !

Il faisait froid. Les mères s’élancèrent, lespapas voulurent défendre les portes de sortie, car le passage subitde la chaude atmosphère d’un salon à la température glaciale de larue peut être mortel ; mais ce petit coquin de Maurice avaitdonné l’élan, tous et toutes passèrent, qui à droite, qui à gauche,qui entre les jambes. Personne ne prit même le temps de coiffer satête nue ou de jeter un mantelet sur ses épaules.

La cour était plus brillante que le salon.C’était dans la cour qu’était l’incendie. La maison de rapportbrûlait par les combles et flambait déjà comme un bûcher. La pipedu pauvre diable de poète (voilà à quoi servent les pipes et lespoètes !) avait mis le feu à ses rideaux, et, cette fois,personne ne s’était aperçu à temps du désastre.Mme Jacoby n’était pas chez elle. Henri etHenriette dormaient. Ce furent les flammes elles-mêmes, sortant parla fenêtre, qui annoncèrent l’incendie.

– Rentrez, enfants rentrez !ordonnait-on de toutes parts. Cela ne vous regarde pas !

Je crois même que quelqu’un dit :

– La maison est assurée !

– À la chaîne, ordonna de son côtéMaurice, qui déjà tenait un seau de cuisine, rempli à lafontaine.

Ce fut Maurice qui vit ses ordresexécutés.

Et la cour présenta bientôt ce spectacleétrange et touchant d’une chaîne de secours formée par tous cesenfants, acharnés naguère à leur plaisir. Les lueurs de l’incendieéclairaient vivement cette foule bigarrée et brillante qui trouvaitmoyen de s’amuser encore en faisant une bonne action. Les pères etles mères n’essayaient plus de les arracher à leur œuvresecourable ; on voyait seulement de temps en temps un papacoiffer les cheveux fumants de son fils, ou une maman jeter lefichu et l’écharpe sur le cou frémissant de sa fille. Il n’étaitpas besoin, en vérité. Nos petits amis y allaient de si grand cœur,qu’après quelques minutes passées ils eurent plus chaud dans lacour qu’au salon.

Les pompes du Garde-Meuble étaient montées del’autre côté de la rue. Les pompiers travaillaient dans la maisonet sur les toits. Maurice commandait à la chaîne, et Dieu sait quel’eau ne manquait pas aux réservoirs. Toutes ces petites mainsdélicates et frêles passaient les seaux de cuir, comme si ellesn’avaient fait autre chose de leur vie. Les gens du métier avaientdit que tout le monde était sauvé là-haut. Il ne s’agissait plusque de la maison. Il était permis de rire en travaillant, et l’onriait à qui mieux mieux, d’un bout à l’autre de la chaîne. Quand unbras faiblissait, c’était d’impitoyables railleries, quand un seauvenait à tomber inondant souliers de satin ou babouches brodées,c’était un tonnerre d’applaudissements.

La flamme diminua, puis s’éteignit, faisantplace à une épaisse fumée qui alla s’amoindrissant à son tour.Enfin le dernier nuage disparut dans une bouffée de vent, et lespompiers déclarèrent que tout était fini. Ce fut le tour desparents. Des centaines de manteaux se déployèrent et tombèrent surles épaules mutines. M. Lemercier, surprenant Maurice parderrière, l’enleva dans ses bras et l’emporta à l’office. Cetteaction d’éclat mit le désordre dans les rangs de la généreuseémeute ; et force allait rester à la raison paternelle, quandune lueur nouvelle éclaira tout à coup la cour. Une fenêtre venaitde s’ouvrir au cinquième étage, et un cri déchiranttomba :

– À l’aide, à l’aide ! ma sœurétouffe ! à l’aide !

– Les petits Jacoby sont-ils ici ?demanda Maurice en s’arrachant, plus fort qu’un homme, auxétreintes de son grand-père.

– Non, répondit la concierge, je lesavais oubliés.

– C’est Henri qui demande dusecours ! s’écria Maurice. Allons, mes amis ! àl’escalade !

Un pompier l’arrêta au passage,disant :

– On croyait qu’il n’y avait pluspersonne en haut. On a coupé l’escalier du cinquième qui était enfeu.

Il y eut un moment d’angoisse, pendant lequelune femme échevelée traversa la voûte en courant et s’élança aumilieu de la cour.

– Mes enfants ! où sont mesenfants ! demanda-t-elle d’une voix étranglée.

Comme on ne lui répondait pas, elle leva latête et les lueurs de l’incendie renaissant éclairèrent les traitsbouleversés de Mme Jacoby.

– À l’aide ! À l’aide ! criaitle petit Henri dont la voix faiblissait. Ma mère ! oh !ma mère ! Henriette se meurt : envoie-nous dusecours !

Mme Jacoby regarda tout autourd’elle d’un air égaré. Elle fit un pas pour se précipiter versl’escalier, mais ce coup inattendu était trop violent pour safaiblesse : elle tomba sur le pavé, foudroyée.

À l’instant même où chacun s’empressait à larelever, un nouveau personnage entrait en scène. Celui-là nul ne leconnaissait. On put croire au premier aspect que c’était undéguisé, bien qu’il n’eût point l’âge de faire partie de la réunionenfantine. Il portait un costume étranger, un costume militaire, etil le portait si fièrement, que tous les yeux se fixèrent à la foissur lui. C’était un homme jeune encore, au regard doux ethardi ; au teint brûlé par le soleil ; sa tunique serréeau-dessus des hanches par un ceinturon de cuir, faisait ressortirla richesse de sa taille.

Il entendit le dernier cri de Henri et regardad’où il partait. On put voir alors un éclair audacieux s’allumerdans son œil. Il jeta son sabre sur le pavé avec son manteau, etdevançant les pompiers qui se hâtaient avec leurs échelles et leurscordes, il monta l’escalier en un clin d’œil.

Quelques minutes d’attente suivirent, quifurent longues comme un siècle. Le petit Henri avait disparu de lafenêtre qui rendait les flammes comme la gueule d’un four. Onn’entendait plus rien. Ce silence serrait le cœur horriblement.

Mme Jacoby était toujoursévanouie.

Une acclamation s’éleva tout en haut de lamaison : c’étaient les pompiers qui battaient des mains avecenthousiasme en criant :

– Bravo ! colonel !bravo !

L’étranger était donc un colonel. Personnen’aurait remarqué cela si une belle petite miss, fille ducorrespondant de la maison Lemercier à New-York, n’avait dit dès lecommencement :

– C’est un Américain, et il estcolonel !

Il y a de modestes héros qu’on ne saurait tropadmirer, ni trop exalter, parce que ceux-là vivent et meurent dansl’obscurité de leur humble dévouement. Dût cette parole fairenaître un sourire sur des lèvres sceptiques, je proclame qu’unbravo de pompier a pour moi une valeur tout à fait exceptionnelle.Pourquoi ? C’est que le pompier est blasé sur le péril, etqu’il a, dans son intrépide expérience, la juste mesure de ladifficulté vaincue.

Nous autres, nous applaudissons à tort et àtravers ; les pompiers applaudissent juste : ils s’yconnaissent.

Les pompiers applaudissaient encore, quand lecolonel américain reparut, tenant la petite fille dans ses bras etle petit garçon par la main.

On n’entendit plus alors les bravos despompiers, car une immense acclamation s’éleva de la cour. Parentset enfants s’élancèrent vers l’étranger qui avait la figure noireet les cheveux brûlés. Maurice lui sauta au cou sans façon encriant vive le colonel, et l’embrassa cent fois en dixsecondes.

L’étranger souriait et disait sans trops’émouvoir :

– Bien, bien, petit ! ce n’était pasla mer à boire, tu sais !

Mais sa modestie ne faisait qu’augmenterl’émotion de ceux qui l’entouraient. Les enfants prenaient d’assautsa vaillante et belle figure pour la baiser, les parents serraientsa main, et le bon M. Lemercier, qui aimait assez lesdiscours, cherchait déjà quelques paroles éloquentes, appropriées àla circonstance, quand Mme Jacoby reprenant sessens ouvrit les yeux en poussant un long soupir :

– Mes enfants ! mesenfants !

Ce fut son premier mot, comme ç’avait été sondernier.

À sa voix, le colonel américain tressaillit etse retourna. Leurs regards se rencontrèrent.Mme Jacoby passa le revers de sa main sur ses yeux,comme pour chasser un éblouissement, et murmura :

– Je deviens folle !

L’étranger s’élança vers elle et l’on vitqu’il fléchissait les genoux, elle balbutia comme en unrêve :

– Est-ce toi ?… dis-moi que c’esttoi !

Mais de grosses larmes roulaient sur la jouebronzée de l’étranger, et il ne put que prononcer ce nom :

– Jeanne ! Jeanne !

Puis il se releva comme un fou, tendant sesdeux mains vers le ciel en disant :

– J’ai sauvé deux enfants ! sont-ilsà toi, Jeanne ?… Jeanne, ma bien-aimée femme, la bonté de Dieua-t-elle permis cela ? Sont-ce mes deux enfants que j’aisauvés ?

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