La Fille du Juif-Errant

Chapitre 7HISTOIRE DE MADAME JACOBY

Quand on eut éloigné Henri et Henriette,Mme Jacoby et son mari restèrent seuls. Ils setinrent un instant embrassés et confondant leurs larmes.

– Dix ans ! murmura enfin la jeunefemme, dix ans sans nouvelles !

– Tu es plus belle qu’autrefois, maJeanne, s’écria l’américain, au lieu de répondre.

Et il pressa contre ses lèvres les mainsfroides de Jeanne.

Ce n’était pas qu’il craignit de s’expliquer,mais il était tout entier aux transports de sa tendresseconjugale.

– Tu as souffert, Jeanne, ma femmechérie, continua-t-il sans faire trêve à ses caresses, je savaisque tu souffrais et je ne pouvais adoucir ta peine ; je nepouvais pas même te crier de loin : Courage ! Quand jel’ai pu, Dieu m’est témoin que je l’ai fait, mais tu n’étais déjàplus en Hongrie, et sans doute que mes lettres ne sont pas arrivéesjusqu’à toi…

– Pas une seule ! interrompitJeanne. Il eût suffi d’un mot pour nous rendre l’espoir et lavie : je dis nous, Henri, car nos deux enfants t’aiment autantque moi, et c’étaient trois âmes qui s’élançaient chaque jour versDieu pour lui redemander un époux et un père. Bien des fois ledésespoir est venu, bien des fois je t’ai cru mort et j’ai implorédu Ciel la grâce de te rejoindre dans un monde meilleur, maisj’avais près de moi mes deux anges qui me rappelaient la bonté deDieu, et qui me disaient : Ne désespère pas, mère ; nousle voyons dans nos rêves, et tout au fond de notre cœur, il y a unevoix qui nous crie : Non, non, il n’est pas mort, tu lereverras, il reviendra pour nous aimer !

– Et me voilà, Jeanne, et je vousaime ! Dieu tient la promesse qu’il faisait dans le cœur denos chers enfants !

Ce furent des baisers encore. PuisJeanne :

– Je t’en prie, Henri, dis-moi bien viteton histoire.

– La tienne d’abord, Jeanne, car lamienne est longue et je dois t’avouer une chose : monhistoire, à moi, ne sera pas pour toi seule.

– Que veux-tu dire ?

– Tu as encore un secret à connaître, etles surprises de cette nuit ne sont pas épuisées… Voilà ce que jesais de tes aventures par le magyar Karoly, qui combattait avec moidans l’armée italienne. Repoussée par ton père, tu trouvas un asilechez un paysan slave des environs de Gran, nommé Ivan et tu fis enquelque sorte partie de sa famille…

– Je restai seule, interrompit la jeunefemme : mon père punissait cruellement ma désobéissance, etl’homme à qui j’avais tout sacrifié, mon mari était perdu pour moi.La femme d’Ivan m’avait nourrie de son lait. Une nuit d’hiver, jevins frapper à leur porte, avec mes deux enfants dans les bras.Ceux qui t’ont dit que je fus de leur famille n’ont pas ditassez : ils me traitèrent comme des serviteurs empressésautour de leur maîtresse. Pendant huit ans, j’ai été reine danscette pauvre maison. Ils faisaient deux parts de la vie : letravail était pour eux, le repos et le bien-être pour moi. C’estgrâce à eux que j’ai pu me consacrer tout entière à nos enfants, etleur donner l’éducation que j’avais moi-même reçue…

– Ils seront récompensés ! s’écriaHenri.

– Les hommes ne peuvent plus rien poureux, dit Jeanne, dont les beaux yeux se mouillèrent. Ils ont leurrécompense dans le ciel. Ivan mourut le premier, les lèvres sur mamain ; puis ce fut le tour de ma pauvre nourrice. Deshéritiers vinrent et prirent la maison. Ils ne nous chassèrentpoint ; car, dans notre pays de Hongrie, l’hôte est unepersonne sacrée ; mais ils étaient pauvres et ne nousconnaissaient pas. J’avais pu accepter le dévouement d’Ivan et desa femme. Au fond de mon malheur, je restais trop fière pouraccepter l’aumône d’une famille étrangère.

Je tentai de fléchir mon père. Je me présentaisur son passage au moment où il entrait à l’église. Je tenais mesdeux enfants par la main. Mon père détourna les yeux de nous. Ilm’aimait bien cependant autrefois ; mais les fils de la racemagyare se font un honneur de ne pas savoir pardonner.

J’allai trouver le bon prêtre de Szegedin quinous avait mariés, Henri, cette nuit terrible où tu étais blessé,mourant dans la cabane d’un Serbe gardeur de troupeaux ; cettenuit où je pleurais à ton chevet, folle de désespoir. L’antique loides mariages slaves ne demande que les noms donnés devant Dieu aubaptême. Qu’importent les noms de famille à Celui qui, du haut duciel, voit tous les hommes égaux ? Le prêtre avait marié Henriet Jeanne, et, à l’heure où nous sommes, Jeanne ne saurait pasencore lui dire l’autre nom de Henri !

Un sourire adoucit le reproche contenu danscette parole. Henri prit la main de Jeanne et la porta à seslèvres.

– Avant une heure tu le sauras, chérie,dit-il.

– Les deux enfants, poursuivit Jeanne,s’étaient jetés dans mes bras en voyant les mépris de leurgrand-père, et mon petit Henri, dont le cœur est au-dessus de sonâge, m’avait dit, en séchant mes larmes à force debaisers :

– Mère, ne nous as-tu pas appris que tonmari était de France ? La France est le plus grand despeuples. Allons à Paris, la ville des merveilles, et peut-être quenous y retrouverons mon père.

C’était pour avoir les moyens de gagner Parisque je m’adressais au bon prêtre de Szegedin. L’espoir que j’avaisde t’y retrouver était bien faible ; mais je comptais sur montalent de musicienne pour donner au moins à nos pauvres enfants lepain du corps et le pain de l’âme.

Voilà deux ans que nous sommes à Paris. Montalent de musicienne est ici bien peu de chose. Il y a tant detalents supérieurs au mien dans cette grande capitale ! Lespremiers jours, il me semblait à chaque instant que j’allais terencontrer dans les rues. Ces deux années auraient dû épuiser monespoir ; mais je ne sais : Dieu a voulu, dans samiséricorde, que l’espérance fût immortelle. J’étais comme noschers enfants, je me disais au milieu de nos peines les plusdures : il n’est pas mort, il reviendra…

Henri, je ne t’accuse pas. Te voilà. Il mesuffit de revoir ton noble visage pour être sûre de ton cœur. Àquoi bon te dire ce que nous avons souffert dans ce grand Paris, oùnous n’avions ni un protecteur ni un appui ? Tu sauras toutd’un mot : les enfants ont eu faim, et, la semaine dernière,j’ai vendu l’anneau d’or que tu m’avais passé au doigt la nuit denotre mariage.

Mme Jacoby se tut. Les yeux deson mari restaient fixés sur elle.

– Je te donnerai un autre anneau demariage, ma Jeanne, murmura-t-il.

Puis, avec une inflexion de voix singulière,il ajouta :

– Les propriétaires de la maison que tuhabites sont des gens riches, très-riches…

– Et très-bons, interrompit Jeanne.

– Oui…, et très-bons. N’as-tu jamaissongé à t’adresser à eux ?

Mme Jacoby eut le rouge aufront.

– En Hongrie, je n’avais pas honte,prononça-t-elle tout bas. Tout le monde connaissait la fille dupalatin Jacoby. En Hongrie, j’osais… Est-ce à dire que la Hongriesoit plus généreuse que la France ? Je ne sais ; mais jesuis Hongroise. Ici, j’ai vu tout de suite qu’on s’abaissait endemandant. Je serais morte avant d’implorer un secours.

– Morte ! répéta l’étranger, dontl’accent était rêveur désormais.

– Et pourtant, reprit Jeanne, je ne suispas sans avoir des obligations aux maîtres de cette maison. Depuisun an, ils ne m’ont point réclamé le loyer de ma petitechambre.

L’étranger se leva sur ces mots, et alla toutdroit à un cordon de sonnette caché derrière les rideaux del’alcôve. Il sonna bruyamment.

– Que fais-tu ? demanda Jeanneétonnée, et comment savais-tu que ce cordon était là ?

Le coup de sonnette avait été si bravementdonné, que le vieux François arriva courant.

À sa vue, l’étranger eut un mouvement. Un nomvint jusqu’à ses lèvres mais il le retint et se borna àsourire.

– Dis à M. Lemercier que je désirele voir sur-le-champ ! ordonna-t-il d’une voix impérieuse etbrève.

Au son de cette voix, le vieux valet futsecoué de la tête aux pieds.

– Qui a parlé ?… balbutia-t-il.

Et Jeanne le vit qui devenait plus pâle qu’unmort. Mais l’étranger répéta :

– Dis à M. Lemercier qu’il viennesur-le-champ.

François sortit d’un pas chancelant.

– Comme tu parles ! murmura Jeanne.Songes-tu au lieu où nous sommes ?

Au lieu de répondre, le colonel Américain sepromenait à grand pas.

François aborda M. Lemercier par ces motsentrecoupés.

– Monsieur !… ah !monsieur !… j’ai peur d’avoir perdu la raison… L’étranger veutvous voir… celui qui a sauvé Mme Jacoby… Je n’osepas vous dire… je craindrais trop de me tromper. Mais allezvite ! bien vite !…, et j’espère que vous voussouviendrez de cela : c’est moi qui l’ai reconnu lepremier !

M. Lemercier n’avait entendu qu’unechose : l’étranger désirait le voir. Sa bonté d’âme le fit sehâter vers son cabinet.

Sa femme, la bonne grand-mère, remarqua seulele trouble de François. Elle l’appela et l’interrogea. Françoisrépondit à tort et à travers ; il perdait la tête ; ilfinit par dire :

– Je suis fou, madame, je suis fou àlier, ou il y a un grand bonheur dans la maison !

La bonne dame s’élança sur les pas de sonmari ; mais elle trouva la porte fermée à clef.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer